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Tour de France 1903.


Michel CREPEL

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Conception et naissance et Tour de France 1903.

 

 

La naissance du Tour de France, il y a eu cent ans en 2003, fait partie intégrante des grands chantiers et défis du XXème siècle. A l'instar des "Grands Aventuriers" qui ont sillonné le globe de long en large et que les nouvelles technologies vont encore sublimer, le monde sportif, balbutiant en cette époque agitée, va s'ouvrir au renouveau des disciplines mythologiques ancestrales. L'exemple le plus notoire, car le plus emblématique, de cette nouvelle réalité en marche est le réveil, suite à des siècles d'hibernation, des prestigieux Jeux Olympiques. Le mouvement Olympique mondialisé et remis aux goûts du jour par le "Baron" Pierre de Coubertin, va imprégner, au sein d'une mouvance et d'une spirale irréversible, et ainsi engendrer des émules. Cette manne providentielle encensera les imaginations les plus fertiles, les plus audacieuses.

 

A l'orée du siècle dernier, le vélocipède, devenu bicyclette, est sur le point de subir une mutation à nulle autre pareille. Moyen de locomotion touchant toutes les couches sociales (Facteurs, médecins, prêtres, ouvriers, notables ...), ce nouvel artifice d'évolution et de déplacement est sur le point d’entraîner, pour ces précurseurs de l'"Embellie sportive», une réflexion et une attention de tous les instants. Profitant allègrement de l’énorme enthousiasme suscité par la renaissance des « Jeux », la « Petite Reine » va s’engouffrer dans la brèche béante afin d’opérer sa mue. De moyen de transport lambda, la bicyclette va dorénavant se transformer puis, après moult tergiversations, s’épanouir en formidable objet de compétition. Partout en France, on peut voir alors éclore les premières épreuves, dont certaines sont encore bien réelles aujourd’hui.

Toutes ces courses précaires voir austères, mais énormément prisées, souffraient, néanmoins, de leur brièveté.

 

Celles-ci étaient régentées et administrées par un journal, «L’Auto », qui avait à sa tête un fervent esthète des « missions nouvelles et impossibles ». Un jour de novembre 1902, un conciliabule eut lieu dans les locaux du quotidien entre le directeur, Henri Desgrange et son chef de rubrique « cyclisme » le bien nommé Géo Lefèvre. Ce bref échange donna ceci : « Aurais tu une idée ? … Pourquoi pas un Tour de la France cycliste ! … Une course de plusieurs jours, longue et plus dure que toutes celles qui existent déjà. Quelque chose comme les « Six Jours », mais sur route ! Pourtant, il est à noter qu’à cette époque « L’Auto » ne revendiquait aucunement le monopole de la bicyclette, le journal « Le Vélo », son grand rival, couvrait, en effet, pratiquement toutes les épreuves du calendrier. Affublé d’un tel « paquetage », l’inénarrable Henri Desgrange fomentait sa revanche. 

 

Cette dernière s’avérera, par la suite, éclatante car légendaire. Effectivement, l’idée qui avait germé puis éclos dans le crâne de Géo Lefèvre, devint, après maintes et maintes péripéties inhérentes à ce genre d’évènement, réalité en apparaissant à la « Une » dans la rubrique « Vélo » du quotidien « L’Auto ». Le Tour de France était né et ce même si toutes les conditions n’étaient pas encore réunies afin que la grande caravane s’ébranle sur les routes de France et de Navarre. Les grandes lignes trônaient, toutefois, en bonne place dans le journal et résumaient assez bien à quoi ressemblerait la future plus grande épreuve cycliste planétaire. L’épreuve se déroulerait sans l’assistance d’entraîneur et par addition des temps. Le lauréat de la course empocherait la coquette somme de 3000 Francs. Le peloton serait scindé en deux catégories bien distinctes : la première représentée par les coureurs effectuant tout le parcours qui seraient alors dignes de figurer au sein d’un classement général, la seconde comprendrait les « partiels » ou coureurs se contentant de participer aux étapes de leur choix.

 

Il était stipulé, d’autre part, que l’épreuve serait estivale et se déroulerait du 1er au 19 juillet. Les six étapes du parcours se disputeraient sur deux jours pour un total de 2428 kilomètres. Il était enfin hautement recommandé aux participants de « Vérifier les freins, veillez à ne pas faire trop de bruit lors de la traversée des villes ou villages, la nuit ». Chaque étape serait suivie d’une période de repos de plusieurs jours. L’idée avait germé, donc, puis mûrie, le décor était planté, restait désormais à définir quand l’épreuve allait avoir lieu. Les contemporains de cette glorieuse époque n’eurent pas longtemps à patienter puisque le départ de la première édition du Tour de France fut décrété pour le 1er juillet 1903.

Dès le baissé de fanion opéré par l’altier moustachu Georges Abran, secrétaire du journal « L’Auto » à l’occasion, les favoris se portent résolument en tête de peloton.

 

On peut à loisir reconnaître Léon Georget, surnommé le « Père Bol d’Or » voir « Gros Rouge » ou « Le Brutal » spécialiste émérite de la piste, Jean-Baptiste Fischer, « Le Montagnard » vainqueur de Paris Tours 1901,  Hyppolite Aucouturier, dit « Le Terrible » lauréat de Paris Roubaix et du « Derby » 1903 mais également l’incontournable vedette de la « Petite Reine », Maurice Garin. Ce dernier, natif de Arvier dans la Vallée d’Aoste et naturalisé en 1892 est le premier « fuoriclasse » du cyclisme. Surnommé le « Petit Ramoneur », en rapport au métier qu’il exerçait avant d’enfourcher un vélocipède, Maurice Garin se verra également affublé de pseudos tels « Le Petit Matelot » ou bien encore « Le Bouledogue Blanc ». Ses 162 centimètres et ses 60 kg expliquant sans doute cela. Mais Garin, c’est avant tout deux Paris Roubaix, un Bordeaux Paris, un Paris Brest Paris et nombres d’épreuves importantes ne figurant plus au calendrier aujourd’hui mais qui, au crépuscule du XIXème et à l’aube du XXème siècle, s’avéraient incontournables pour tous ceux qui espéraient, un jour, faire carrière et par voie de conséquence, être présent sur le Tour de France.

 

Le peloton, qui s’achemine à vive allure en direction de Melun, a depuis un moment déjà oublié le « Réveil Matin », Villeneuve St Georges et tous les falbalas inhérents à cette grande première pour ne se concentrer que sur la course et seulement sur elle. La poussière est omniprésente, lors du passage de ces guerriers des temps modernes, et le spectateur doit écarquiller les yeux pour, ne serait-ce, qu’apercevoir le veston blanc, le collant noir et la large casquette dont sont accoutrés les « cracks » du peloton qui caracolent, désormais, à l’avant de la course. Déjà, dans la côte de Draveil, « Le Boule Dogue Blanc » et « Gros Rouge » dans sa roue, étirent vigoureusement le peloton. Celui-ci est déjà passablement réduit à Fontainebleau lorsque les premiers abordent la côte de Saint Herem, lieu de contrôle, où une foule en liesse s’est entassée. Léon Georget est le premier à basculer au somment bientôt suivit d’Hyppolite Aucouturier, Maurice Garin, Louis Barbrel, l’italien Rodolfo Muller, Marcel Kerff, Jean Fischer et quelques autres. Au passage à Montargis, après 100 bornes de course, la sélection s’est opérée. On note déjà de nombreux abandons et une mise hors course.

 

En effet, sur le coup de 21h00 on apprend avec une certaine stupéfaction l’éviction de Fischer pour s’être volontairement abrité derrière un véhicule. A Nevers, seuls Maurice Garin et Emile Pagie, un adepte de Paris Roubaix, ouvrent la route. Nous sommes à mi-course, la nuit est bien avancée et pourtant le spectacle se situe dans la rue. Drapeaux, banderoles, guirlandes, lumignons à l’huile cadencent à l’unisson le passage des « saute ruisseau » fourbus. Georget passe douze minutes plus tard au contrôle puis Catteau dix minutes après, le trou est fait et c’est inexorable tant Garin apparaît serein et certain de son fait, de sa supériorité. Une heure du matin, Moulins, près de trois cent bornes ont été parcourues par le duo de tête qui franchit le point de contrôle où un ravitaillement frugal est à la disposition des coureurs. Georget accuse, désormais, un débours frisant le quart d’heure quant à Aucouturier, il navigue à une heure des fuyards.

 

Epuisé, le Commentryen s’affale in extenso sur une chaise, la tête blottie entre ses mains et pleure, victime d’un estomac à l’agonie. Après un s’être alimenté tant bien que mal, Hyppolite tentera de reprendre sa progression mais bâchera à Lapalisse, terrassé par la douleur. A quelques encablures de l’ancienne capitale des Gaules, Garin distance enfin son jeune compagnon de galère, le Tourquennois, Pagie. Sur le coup de neuf heures, quai de Vaise à Lyon, le clairon retentit et annonce l’arrivée de Maurice Garin. La viabilité du chronométrage voir du kilométrage n’étant pas ce qu’elle est aujourd’hui, la précision des données sera parfois sujet à polémiques surtout dans les cas de mise hors course. Toujours est-il que si Pagie terminera à une minute du héros du jour, Georget accusera, lui, un retard de 35 minutes et pour Pothier et Augereau, arrivé dans cet ordre, la punition avoisinera l’heure. « Le Petit Ramoneur » aura parcouru les 467 km de cette première étape à la moyenne de 26,450 km/h, soit environ 18 heures en selle. On notera dès cette première étape que les écarts, enregistrés à l’arrivée, sont stratosphériques. François Beaugendre, dixième à Lyon arrive plus de deux heures après Garin, René Salais, vingtième à six heures et Eugène Brange, bon dernier termine à vingt et une heure du Valdôtain.

 

Cette première étape fournira à Desgrange et Lefèvre des enseignements qu’ils n’imaginaient, bien évidemment, pas au départ de Paris. Ainsi, ils s’aperçurent que la moyenne de la course s’était avérée plus élevée que les prévisions les moins optimistes ce qui altéra tout naturellement la notion de fête à l’arrivée à Lyon sachant que Garin se présenta au bout de la dernière ligne droite en milieu de matinée. Après moult palabres, les organisateurs, hommes de consensus devant l’éternel, décidèrent après concertation que les coureurs quitteraient la cité Rhodanienne à 2h30, dans la nuit du 4 au 5 juillet pour arriver dans la ville Phocéenne à 16h30, 17h30 soit quatorze heures en selle voir plus.

Après deux jours et demi d’un repos salutaire, amplement mérité, les rescapés se présentaient sur la place Bellecour, lieu de départ de cette deuxième étape. Etape qui, après un crochet vers Saint Etienne et les monts du Forez, conduirait le peloton, par une chaleur caniculaire, le long de la vallée du Rhône sur des routes poudreuses à souhait. Pas de grands changements allaient intervenir lors de cette seconde levée. Aucouturier, qui avait abandonné à Moulins et qui ne figurera donc pas au classement général de cette première édition, mais qui était autorisé à participer à la suite de l’épreuve, remportera, à l’issue d’un sprint échevelé de toute beauté au cours duquel il prit le meilleur sur Georget, cette seconde étape.

 

Maurice Garin, en fin stratège, terminera quatrième à Marseille et conservera sa place de leader. Belle remontée de Georget, dorénavant dauphin à moins de neuf minutes du franco-italien. Henri Desgrange, de son bureau rue du faubourg Montmartre, avait délégué les pleins pouvoirs à Géo Lefèvre qui chaque jour résumait les situations de course à son patron. Les partiels à savoir, ceux qui avaient été éliminés au cours de l’épreuve, faussaient outrageusement la course, selon Desgrange. Cette situation avait le don d’ulcérer au plus haut point le « patron ». En effet, Aucouturier, débarrassé de toute pression, pouvait en toute quiétude et à loisir profiter d’un Georget, par exemple, pour remporter un succès de prestige à Marseille tout en favorisant les desseins de son comparse-complice fortement intéressé par une place au sommet de la hiérarchie du général. Lefèvre se retrouvait, durant les deux jours de repos dans la cité Phocéenne, abreuvé de réclamations plus légitimes les unes que les autres. Mettre sur pieds une telle entreprise n’est pas de tout repos, décidemment. Desgrange, de son côté, ne s’embarrassa pas de considérations superflues et tailla dans le vif les doléances intempestives des uns et des autres.

 

Il intima l’ordre de décaler l’ordre des départs à savoir, les partiels s’élanceraient une heure après les coursiers couvrant toute l’épreuve. Cela indisposa fortement, bien évidemment, les adversaires de Garin même si le propre frère de ce dernier, Ambroise, appartenait aux partiels. Henri Desgrange décida alors de faire ses valises afin d’assister à l’arrivée de Toulouse, terme de la troisième étape. Cette décision n’est pas étrangère au fait d’avoir changé de manière impromptue les règles édictées initialement. Il se donnait le droit de revenir à de meilleurs sentiments au cas où les nouvelles donnes soulèveraient des élans de mutinerie.

Le mercredi 8 juillet à 10h30 et 11h30, donc, la caravane de coureurs s’élance avec en point de mire la « Ville Rose ». Arles, Nîmes, Montpellier, Béziers, Narbonne, Carcassonne et Castelnaudary seront les passages obligés pour espérer pouvoir poursuivre l’aventure. Aucouturier désabusé, dépité, mais l’est-il réellement, clame haut et fort, à qui veut l’entendre, qu’on ne l’y reprendrait plus et que s’il prenait finalement le départ de cette troisième étape, c’était uniquement pour ne pas être définitivement éliminé.

 

Garin, qui en a vu et connu d’autres, renifle l’intox à cent lieux et déclare au jeune Pothier qui s’interrogeait sur la situation qu’il fallait se méfier du « Terrible » qui tentait d’endormir l’adversité afin qu’on le laissa s’approprier une heure sans donner un coup de pédale superflus. Garin dirige de main de maître le groupe des « Tour complet » en direction de Nîmes. Derrière, Aucouturier épaulé par quatre compagnons seulement dont Pagie, complètement cuit, file bon train à tel point qu’il éparpille bientôt tout son monde aux quatre coins de la chaussée pour se retrouver seul. A l’avant, aux abords de la cité Cévenole, Jean Dargassies, l’enfant du pays, évalue mal un embranchement et emmène tout son monde, dont Garin, sur une mauvaise voie. Le « Forgeron de Grisolles », pour qui Garin vouait une confiance aveugle car étant de la région, constata bientôt son erreur et vociféra, à l’attention de l’ensemble du groupe, l’ordre à peine voilé de faire demi-tour. Ce qui fut fait prestement sous les jurons des coureurs lésés. Un quart d’heure de perdu bêtement pour le « Petit Matelot » sur « Le Terrible » qui, toute voile dehors, s’était rapproché à vingt-cinq minutes du groupe des « Tour complet ».

 

Ce dernier perd bientôt Emile Georget. Le Bosséen qui connut son jour de gloire en étant le premier coureur au sommet du Galibier en 1911, fut pris soudain de maux d’estomac terribles. Les intestins en compote, une chute et trois crevaisons auront raisons de son courage et de sa volonté de monter sur le podium à Paris. L’aurore surprend bientôt les premiers coureurs dans les vignobles du côté de Lunel. Le contrôle de Béziers, Garin, Pothier, Brange et le Belge « Samson » signent de concert la feuille de pointage. Kerff suit de près mais omet d’apposer sa signature. Aucouturier fringant apparaît alors trente minutes après les premiers arrivants. Il a repris, à cet instant de la course, une demi-heure au « Tour complet ». C’est un Georget agonisant qui se pointe à son tour, une heure après le groupe auquel il appartenait il n’y a pas si longtemps. Le groupe, qui est devenu quatuor depuis peu, de Maurice Garin poursuit sa progression traversant Narbonne, Carcassonne, Castelnaudary puis Villefranche de Lauragais où Garin apprend nanti d’une certaine délectation que « Le Terrible » aurait abandonné onze minutes du côté de Montpellier.

 

En revanche, on est sans nouvelle de Georget. A Toulouse, Eugène Brange s’impose devant Julien « Samson » Lootens et Maurice Garin. Un Garin qui fulmine de ne pas avoir passé la ligne en premier, lui, qui ouvre la route les trois quart du temps. Néanmoins, clairvoyant, le Parisien ne s’apitoie que succinctement sur son sort préférant et de loin se féliciter des deux heures emmagasinées suite au naufrage de Georget. Aucouturier arrive à son tour vingt-huit minutes après Brange et est donc déclaré vainqueur de l’étape ce qui n’affecte pas le moins du monde un « Petit Ramoneur » contrôlant parfaitement la situation. Après dix-huit heures et demie de selle sans discontinuer, il faut posséder un sacré gros moral et surtout une énorme confiance en soi pour appréhender avec une telle philosophie l’analyse d’une journée de galère pareille.

A mi-parcours et à la veille de s’élancer à l’assaut de la Gironde, vingt-cinq coureurs demeurent désormais en lice au sein du groupe des « Tour complet ».

 

Les abandons et ceux qui, par désinvolture ou suffisance, ont omis de signer la feuille de contrôle à Toulouse se retrouvent de fait reverser chez les partiels. Apparemment, les journées les plus éprouvantes ont été négociées par le peloton. Les 265 bornes de routes, plus aisées à appréhender, en direction de Bordeaux, ne devraient pas trop terrifier les rescapés de l’apocalypse. Ensuite la remontée sur Nantes puis la prise des entraîneurs apporte, ne serait-ce qu’au simple fait d’y songer, un peu de baume au cœur aux plus meurtris, aux plus désemparés des « saute ruisseau » encore en course. Ce samedi 11 juillet à 3h00 du matin, le café Sion est en effervescence. Le contrôle de départ vient d’ouvrir et un projectionniste officie en passant et repassant à satiété, à l’aide d’un drap blanc tendu à l’extrême pour la circonstance, les images sautillantes de l’arrivée des « gueules sales montés sur leur drôle de bécane » dans la « Ville Rose ». Nous étions aux prémices du cinématographe et une foule délirante se pressait dans et aux abords de l’estaminet ouvert pour l’occasion. L’enfant du pays, Jean Dargassies, celui-là même qui avait failli ruiner les espoirs de Maurice Garin quelques jours plus tôt du côté de Nîmes, était acclamé comme jamais par un public au bord de l’hystérie.

 

Cette notoriété nouvelle et les élans d’enthousiasme poussés à l’excès qu’elle engendrait, inquiétaient Lefèvre qui subodorait, à juste titre, la marge étroite qui existe entre enthousiasme et égarement. Peu avant les 100 bornes, du côté de Moissac, une chute se produisit dans le groupe de tête et jeta à terre, outre Garin, Georget, Pothier, Muller et Fischer. Ce malheureux contre temps, à défaut de geler et d’annihiler les velléités offensives des « Tour complet » eu, à l’inverse, le don de lancer la course. Ce sont précisément les cinq hommes sus cités qui parviendront à s’extraire du groupe pour s’envoler définitivement. Seul, « Samson » qui chassera longtemps derrière le quintette, rejoindra les audacieux cent bornes plus loin à La Réole. A l’arrière, chez les partiels, la même mésaventure se produisit. Mais les conséquences furent tout autres. En effet, après qu’un chien errant eu fauché le pauvre Maisonneuve, Aucouturier, qui n’avait toujours pas digéré l’épisode Marseillais et que le faisait savoir haut et fort, se retrouva à son tour affalé sur le macadam la jambe endolorie. Se relevant furax, il balança à l’intention du petit comité : « Et puis, merde ! J’en ai marre de toujours partir avec des culs de plomb ! ».

 

Il prit aussitôt le train pour Bordeaux. Bordeaux, le café du Petit Trianon attend ses héros. Il n’est pas loin de 14h00 et déjà le soleil au zénith crame les peaux les plus tendres. L’atmosphère est étouffante lorsque les six échappés se lancent dans un sprint débridé d’un autre âge. Un nuage de poussière embaume le groupe et bien malin celui qui désignera le vainqueur. Dans un premier temps, le chroniqueur Géo Lefèvre a cru apercevoir « Samson » franchir la ligne le premier. Or, certainement aveuglé par la poussière qui étendait son opacité sur toute la largeur de la chaussée et abusé par un angle de vue défavorable, le bras droit de Desgrange n’a pas vu ce roublard de Garin lui filer sous le nez, au grand désappointement d’un public qui, lui, avait assisté à toute la scène. Après avoir initialement déclaré la Belge vainqueur, il se ravisa sans tarder et rendit à « César-Garin » ce qui appartenait à Maurice à savoir, une deuxième victoire d’étape. Arrivé le 12 juillet, en début d’après-midi donc, le départ pour Nantes sera donné le lendemain 13, à 23h00. Aux abords de La Bastide, lieu où s’élancent bientôt les rescapés de cette première édition du Tour de France, les lampions et les illuminations diverses sont pléthores en ce 14 juillet 1903.

 

Garin relaxe se montre disert auprès d’Amigues, un officiel, adjoint de Lefèvre. L’enfant d’Arvier estime, avec raison, que cette étape longeant l’océan sera très sélective et que la progression des coursiers, en direction du nord, se fera péniblement à cause d’un vent tourbillonnant assassin. Il subodore sincèrement que cette quatrième levée sera sans conteste la plus cruelle pour des organismes déjà passablement entamés. Sitôt le baissé de fanion, Jean Fischer tente de prendre la poudre d’escampette. Pour se faire, L’allemand entreprend de fausser compagnie au peloton en négociant un sprint du plus bel effet. En pure perte, hélas, car après s’être, effectivement, isolé à l’avant de la course pendant un assez court instant, il se fit bientôt rejoindre puis happé par l’avant-garde du peloton dans laquelle Garin impérial, régentait les moindres faits et gestes de ses membres. Plus tard, la nuit est avancée et si noire qu’au détour d’une courbe le groupe, lancé à vive allure, ne peut qu’apercevoir un fardier niché au beau milieu de la route. La chute évitée de justesse déclenche toute fois les hostilités. Et c’est bien évidemment Garin qui s’y colle. Après une échauffourée plus qu’une estocade, le leader de l’épreuve emmène dans sa roue, Georget, Pothier, Muller, Augereau, Kerff, Fischer, Pasquier, Dargassies et l’immuable et bien nommé « Samson ». Tous les « cadors », donc.

 

Une attaque du Belge Kerff entame un peu plus la résistance de certains dont Georget, toujours en indélicatesse avec son estomac depuis Nîmes. « Samson » n’est pas au mieux. Pourtant, tout rentre dans l’ordre bientôt. A l’approche de Rochefort, lieu de contrôle, où une prime de 50 francs sera offerte lors d’un sprint intermédiaire, le groupe « Tour complet » est aux abois. En effet, tous sont intéressés et concentrés sur le gain de cette manne, cette offrande généreusement attribuée par l’organisation. Tous, excepté Garin qui, dans son coin, rumine un coup de Trafalgar dont il a le secret. L’emballage débute de manière tonitruante cinq bornes en amont de la ligne. Pure folie lorsqu’on imagine l’état de l’organisme des belligérants après autant d’heures de selle. Georget qui participe à l’opération dans un état second presque « comateux » réagit tel un automate. Au bout du rouleau le « Gros Rouge » qui laisse apparaître à la faveur d’un halo de lumière, une trogne aussi écarlate que son pseudo.

 

Augereau s’offre le sésame et Garin rentre en scène. Il se place alors en tête du groupe et  adopte un train d’enfer afin d’asphyxier ceux qui viennent de s’époumoner. A Rochefort, il fond sur la feuille de pointage, l’émarge, enfourche sa monture prestement et disparaît dans la nuit. Derrière, c’est la confusion. Tous s’arrachent le porte-plume ce qui génère un pugilat abracadabrantesque à la limite du burlesque. Finalement, seuls Pothier, la révélation, Augereau et Pasquier parviendront à rejoindre Garin au terme d’un « Barrachi » à trois qui laissera, néanmoins, des traces. Car devant, Maurice Garin, le nez dans le guidon, juché sur sa monture de 16 kg n’amuse pas le terrain, loin s’en faut.         Le quatuor constitué arrive à La Rochelle après 250 bornes de course. Il est huit heures à l’horloge de la mairie pavoisée pour la Fête Nationale. Pour l’occasion le Maire avait interdit le vélo en ville, ce jour-là. Sous une bronca assourdissante et après maintes palabres il se verra contraint de changer son fusil d’épaule et accepta finalement que la population puisse se rendre à bicyclette sur le passage du cortège poussiéreux et crotté des « Géants de la Route ».

 

Des dépêches émanant d’un peu partout dont Saintes annonçaient un Georget au bord de la rupture. On apprenait plus tard l’abandon définitif du « Père Bol d’Or » à Luçon. Georget, hors course, Pothier devient le dauphin de Garin. A l’avant, Augereau pioche et éprouve d’énormes difficultés à suivre l’allure soutenue de Garin, Pothier et Pasquier. Puis le Poitevin victime d’un nid-de-poule, décrochera définitivement. Sa paranoïa, ajouté à une grande lassitude, le rendant acariâtre, le futur lauréat du « Derby 1904 » s’en prendra nommément à ses trois compagnons de route, les accusant de s’être ligué contre lui. Dans un Nantes en folie, le trio se dispute une victoire emblématique sur la piste du vélodrome de la patrie de la Duchesse Anne de Bretagne. Maurice Garin manœuvre à merveille la concurrence et se joue de Pasquier dans le dernier virage pour s’adjuger son troisième bouquet. A sa descente de vélo, le Parisien se fend d’un : « A part Pothier, Pasquier, moi-même, plus Dargassies, Muller et Kerff, tous les autres sont vidés. Maintenant, c’est du tout cuit ! » Il n’est pas le seul à le penser.

 

Après quatre jours passés à l’hôtel « Les Voyageurs », les vingt rescapés du groupe « Tour complet » apprennent non sans stupéfaction la décision du « patron » de ne pas faire appel aux entraîneurs pour cette dernière étape. Décision, lu dans le journal « L’Auto » par les protagonistes de la course. Finalement, cela n’émeut personne ou presque. Maurice Garin à l’instar de ses congénères avait trouvé le temps long et avait hâte d’en terminer. Il mettait les quatre journées de repos forcé sur le compte d’une astuce malicieuse du « patron » Desgrange qui, fin stratège,  jubilerait si d’aventure son épreuve connaissait son épilogue, un dimanche dans la capitale. Sur la route d’Ancenis, le groupe restreint progresse à faible allure ce qui n’empêche aucunement les plus meurtris de déjà baisser pavillon. A 23h00, les premiers possèdent déjà une heure d’avance sur les premiers éclopés. A Tours, au lever du jour, puis Amboise, ils sont douze encore ensemble.

 

Tous les favoris sont présents excepté Dargassies qui traîne à l’arrière mais qui apparaît peu après frais comme un gardon. Les villes et villages sont traversés par un peloton bon enfant et Garin échange des courtoisies en compagnie de Pasquier ou Augereau. Rien à signaler lors du passage du groupe de douze à Chartres puis Rambouillet. A Versailles, Garin passe devant Augereau et « Samson ». A Ville d’Avray, la foule énorme a envahi tous les lieux propices à une bonne vision du  peloton. Il y en a partout, aux fenêtres, sur les toits, sur les arbres, les réverbères, ils sont venus en voiture, en train, à bicyclette, à cheval, c’est de la folie douce. Garin transporté par l’ambiance surréaliste fonce à corps perdu en direction de la banderole et la franchit, sous les « Allez Garin ! », dix seconde devant Augereau et « Samson ». Pendant ce temps lorsqu’au Parc des Princes on apprend par hauts parleurs la fuite en avant de Garin, un vrombissement empli l’enceinte copieusement garnie.

 

Des cris, des hurlements hystériques jonchent la route qui mène au Parc. Les gendarmes à cheval dressent des haies humaines afin de protéger la progression les coureurs. Du jamais vu, de mémoire de Parisien qui n’était évidemment pas nés en juillet 1789. Garin apparaît enfin sur la piste. Vêtu de son maillot blanc immaculé cerclé d’une écharpe tricolore. Des centaines de cyclistes l’escortent casquettes à la main agitant celles-ci avec frénésie. Ils hurlent à plein poumon des « Garin » de circonstance. Son fils s’est joint à cette manifestation d’allégresse et se tient désormais, cramponné à son vélo, derrière son héros de « papa ». C’est fini, Maurice Garin descend définitivement de sa monture. La foule a enfourché ou détruit les futiles barrières et s’est précipité en vociférant sur la piste en ciment entourant le « gladiateur » puis se refermant sur lui. Maurice Garin aura parcouru 2428 kms du tracé en 94 heures et 33 minutes et réalisé la moyenne de 26,450 km/h. Son dauphin René Pothier aura concédé 2 heures 49 minutes, Fernand Augereau, 4 heures 29 minutes, les autres bien plus loin.

 

En dehors de l’outrageante domination de Maurice Garin, on s’aperçoit, en parcourant le classement, que derrière les écarts entres les coureurs ne sont pas si abyssaux, ce qui amène à constater qu’outre le lauréat, tous les autres coureurs s’avèrent être très proches les uns des autres. C’est un gage de confiance et d’équité pour l’avenir. Le Tour de France est né et bien né, cela ne fait aucun doute dans l’esprit de Desgrange mais également des journalistes et du public. Des retouches seront nécessaires, bien évidemment, des règles beaucoup plus draconiennes  seront édictées à l’avenir, cela ne fait aucun doute mais l’ossature est plantée et les racines commencent imperceptiblement à pénétrer le terreau qui l’a vu naître ce 1 juillet 1903 pour devenir un siècle plus tard cet arbre robuste et fier aux branches feuillues et aux racines profondément ancrées dans notre sol.

 

 

 

Michel Crepel

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Emile, puisqu'on parle de maurice Garin, pourrais-tu confirmer qu'il a traversé les USA à vélo sur 5000 km l'année de ses 80 ans?

J'avais lu un article à ce sujet à l'époque dans le Télégramme.

Je crois que ce journal est aujourd'hui complètement numérisé mais je n'ai pas le temps actuellement de me lancer ds une recherche.

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