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El Diablo à Sestrières 92


Michel CREPEL

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Tour 92 : Sestrières, El Diablo 40 ans après le Campionissimo !

 

Au sein de l’existence, il est des matins où l’atmosphère est chargée d’électricité, de prémonitions, d’émotions palpables. La vie, disais-je, mais le sport, en général, le cyclisme et le Tour de France, en particulier, regorgent de situations telles que l’on pressent in extenso et inconsciemment ce qu’il va advenir dans un futur proche. Le théâtre des évènements y contribuent pour l’essentiel, bien évidemment, mais les femmes ou hommes, impliqués et donc protagonistes de l’instant, génèrent cet enthousiasme exacerbé, perpétuellement en éveil, qui nous étreint. Celui-ci, prêt à sourdre, à jaillir puis à nous imprégner totalement n’est nullement pléthorique ce qui lui confère une place privilégiée dans nos mémoires passablement encombrées de futilités voir de pseudos souvenirs inoubliables quoiqu’anodins hérités de nos vacations, tribulations voir fantasmes divers. Sans remonter au temps béni du "Vieux Gaulois" lors de ses errements en Bigorre un été de 1913, veille de la "Grande Guerre", voir au dévouement sacerdotal du "Roi René" à l'égard de "Tonin le Taciturne" en Pays Gascon en 1934, période post "Années Folles" et accessoirement antichambre du second conflit mondial, les occasions, les moments de s'émouvoir, de vivre un moment exceptionnel, d'assister à une journée extraordinaire et inoubliable sont devenus rare dans un cyclisme moderne stéréotypé et formaté où la "technocratie )financière" a muselé, aseptisé puis étouffé en son sein l'envie, l'audace et le panache, l'essence même de ce sport unique en son genre. Souvenez vous, le "Campionissimo" volant vers Sestrières lors d'un Giro 1949, le "Cannibale" annihilant l'adversité aux "Trois Cimes" de Lavaredo sur le Tour d'Italie 1968 ou encore l'"Espagnol de Mont de Marsan" plongeant ses banderilles acérées dans les entrailles béantes et endolories du "Cannibale" à l'agonie du côté d'Orcières Merlette lors d'un Tour de France 1971 d'anthologie. Tous ces faits d'armes uniques, ces joutes dantesques, ces duels homériques, ces situations rocambolesques, tantôt burlesques, tantôt ubuesques encore très présents dans toutes les mémoires individuelles mais également collectives sont devenus aujourd'hui une denrée d'une rareté affligeante et désespérante encore jamais atteinte dans une discipline non avare d excès athlétiques tel le cyclisme.

Ce 18 juillet 1992 s’avère être un de ces jours majeurs car magiques.

Au départ de l’étape, Saint-Gervais- Sestrières, de cette Grande Boucle 1992 tous les suiveurs crièrent « au fou ». Effectivement, dès les premiers kilomètres l’Italien Claudio Chiappucci de la formation Carrera qui pédalait comme on assène des uppercuts dans le "Noble Art", toujours prêt à délivrer des coups, jamais d'humeur à abdiquer, venait de sonner l'hallali d'un peloton pour le moins apathique en déposant une mine irradiante et sismique en guise de démarrage. La stratégie en berne mais l'hystérie toujours en éveil et prompte à imploser, le Lombard ne réalisait que rarement l'ampleur de la tâche qui lui incombait lors de ses "crises" de démence suicidaire. Son récurrent leitmotiv "Tout faire péter et basta" s'avérait à ses yeux être la seule stratégie bonifiante dans le cyclisme. Maintenant, il serait bon de se montrer honnête et d'avouer que ce comportement pour le moins hétéroclite ne lui avait pas trop mal réussi dans un passé récent. Toutefois, la question que toute la caravane se posait était pertinente à souhait "Mais jusqu’où espérait aller Claudio Chiappucci ?". Son délire de grands espaces avait de quoi interpeler, en effet. Septième du général à un peu moins de cinq minutes de Pascal Lino, alors leader de l'épreuve depuis son escapade collégiale le troisième jour en compagnie de Jérôme Simon, Massimo Ghirotto, Rob Harmeling, le vainqueur de l'étape et consort, l‘Italien était en droit de fantasmer à satiété. La démarche de notre "kamikaze" était visiblement vouée à l'échec d’autant que cette terrible étape de montagne offrait au menu, tenez-vous bien, l’ascension du truculent col des Saisies, puis l'escalade du non moins fringant Cornet de Roseland puis les rescapés ou survivants, au choix, graviront dans la foulée le céleste Iseran, accessoirement sommet du Tour 92, châtieront sans se désunir l'appétissant Mont Cenis, avant de s'"envoyer en l'air" en se goinfrant la grimpette finale vers Sestrières. Une étape pour gastéropode en goguette, somme toute, alléchante quoique indigeste de plus de deux cent cinquante bornes.

"El Diablo", surnom dont il avait été affublé par un "périodista" Colombien lors d'une Clasico RCN est un bel hommage à son fougueux tempérament surtout venant du compatriote d'un certain "Lucho" Herrera, escaladeur hors norme, s'il en est. Révélé sur le tard, c'est lors de la saison 1990 que le natif d'Uboldo prit conscience de ses aptitudes en haute montagne. Douzième d'un Giro escarpé, il s'offrit le maillot vert de meilleur "mouflon". Dans la spirale de cette nouvelle notoriété, il grimpa sur la seconde marche du podium de la "kermesse de juillet" suite à une échappée fleuve le premier jour de course. Dauphin de Greg Lemond sur les "Champs", le Transalpin parvint, au delà de ses propres espérances, à titiller la suprématie du "Yankee" jusqu'à la veille du terme de l'épreuve. Troisième, l'année suivante, derrière l'Espagnol Miguel Indurain et son compatriote Gianni Bugno, Chiappucci n'avait pas perdu espoir de mater le "Grand" dans ce qui ressemblait à s'y méprendre à sa chasse gardée. Si "El Diablo" pouvait damer le pion à "L'Homme de Villava" lorsque la route s'élevait, en revanche, il apparaissait par trop limité dans l'exercice solitaire à une période où les organisateurs privilégiaient les "chronos" aux arrivées en altitude. Pourtant, personne ne pourra dire qu'il n'aura pas tout tenté pour arriver à ses fins afin de réaliser ses desseins.

Ceint du maillot à pois rouges de meilleur grimpeur, le lauréat de la "Primavera 91 " voulait atomiser les esprits dans une étape riche en épopées et en échappées au long cours et au terme de laquelle son compatriote le "Campionissimo" Fausto Coppi avait écrit, lors d'un Giro (1949) et d'un Tour (1952) deux des plus belles pages du cyclisme Italien et mondial. Idéalement placé au général donc, il avait pour ambition d'asseoir un peu plus sa domination au sommet de la hiérarchie des escaladeurs de légende. Lorsqu'il lança les hostilités dans Les Saisies, seuls l'Espagnol Pello Ruiz Cabestany, l'"Aigle de Vizille" Thierry Claveyrolat et son compatriote et équipier Fabio Roscioli parvinrent à accrocher sa roue arrière. Assurant un tempo soutenu en tête du petit groupe, El Diablo rongeait son frein. Dans les premiers lacets du Cornet de Roseland, réalisant qu'aucun de ses compagnons de galère ne lui serait d'une grande aide, Chiappucci préféra les abandonner à leur triste sort. Dans son style caractéristique de pur grimpeur, debout arc bouté sur les pédales, sa monture passablement chahutée par l'effort déployé, Claudio s'envola et disparu bientôt, à la vue de ses camarades de fuite, au détour d'un virage. Dès lors, il ne cessa d'accroître son avance sur ses poursuivants. Même la chaleur caniculaire qui régnait cet après midi là, n'exerçait à priori aucun sentiment de doute dans l'esprit belliqueux d'El Diablo.

Derrière, c'était l'hallali. Du peloton, il ne demeurait que des grappes sporadiques de coureurs disséminés à tous les niveau de la course. Certains coureurs à l'agonie arpentaient les rampes des cols tels des pantins désarticulés. Nombre d'entres eux, victimes de l'étouffante chaleur et de l'âpreté de la tâche à accomplir se laissaient glisser dans des gruppettos de fortune improvisés. Ses adversaires, Chiappucci les avait puni, châtié et de quelle manière. Luc Leblanc explosera dans le Cornet de Roseland abandonné tel un vulgaire comparse, Greg Lemond subira la même punition dans l'Iseran sur les pentes duquel il erra comme une âme en peine à la recherche hypothétique d'un second souffle qui ne viendra jamais. "Périco" Delgado, relégué à près de huit minutes Stephen Roche à dix ......El Diablo n'avait pas fait dans la dentelle. Echappant au naufrage collectif en évitant tant bien que mal l'hécatombe, Gianni Bugno et Miguel Indurain faisaient cause commune, une fois n'est pas coutume, afin de circonscrire, à défaut de stopper, l"hémorragie. Ce qui ne fut pas vraiment du goût de Claudio, qui ne se priva pas de rappeler au vainqueur du Giro 90, les sacrifices passés à son endroit.

Dans le final sur Sestrières, le "Grand" conscient qu'il porterait le lendemain le paletot jaune s'efforça de ne pas trop abandonner de temps à l'homme de tête en vue des échéances montagneuses encore à venir. On est jamais trop prudent. Pour cela, Il dut se débarrasser de l'encombrant fardeau que représentait le double "maillot irisé" Bugno. Sans coup férir, Bugno rendit les armes. Indurain, ne conservant à ses côtés que Franco Vona, plus sensible à un accessit à Sestrières que son illustre compatriote déjà repu, s'attacha surtout à grappiller quelques précieuses secondes dans les derniers hectomètres de la station Transalpine. Au sommet, Claudio Chiappucci conservera 1'34" sur Franco Vona qui s'était débarrassé de Miguel Indurain dans le final. Ce dernier abandonnera une dizaine de secondes supplémentaires. Les autres, tous les autres sont loin, certains même à des années lumières. Bugno à 2’57’’, Hampsten à 3’32’’, Fignon à 5’27’’, Theunisse à 7’36’’, Breukink à 8’55’’, Roche à 10'30", Chioccioli à 15'34", Virenque à 26'30", Leblanc ......... 136ème à 49'38", fermer les guillemets !

Miguel Indurain, remportera naturellement son second Tour de France consécutif mais sans la présence d'El Diablo, nous aurions, à n'en pas douter, assisté à une édition des plus insipides pour ne pas dire soporifiques, même si on ne peut jamais jurer de rien. Lorsque Claudio Chiappucci franchit la banderole d'arrivée, quarante ans, jour pour jour après le "Campionissimo", devant le Grand Hôtel, à l'endroit même où une foule hystérique scandait son nom, El Diablo senti les larmes perler de ses yeux humides. Il pouvait, désormais, quitter le cyclisme, la conscience en paix, il avait son Wagram, son Austerlitz, à lui ! Quel plus bel hommage, pour un champion, que l'ovation de tous les journalistes présents dans la salle de presse, applaudissant à tout rompre, le héros du jour dès son entrée.

Claudio Chiappucci, à l'instar de nombreux coureurs à panache, ne traduira hélas jamais en ligne de palmarès, tous les moments de joie et de folie qu'il a offert à son public chéri. Finalement, quel importance ? il aura eu droit à un récit, rédigé par mes soins, pas plus mais pas moins non plus qu'un Indurain ou un Armstrong, par exemple, qui totalisent tout de même douze Grande Boucle ! Allez savoir pourquoi ......... mais vous savez ! (o)

 

Michel Crepel

 

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