Aller au contenu

Tour 1969 : Eddy Merckx


Michel CREPEL

Messages recommandés

Tour 1969 : Eddy Merckx a marché sur sa Lune à lui !

 

Au crépuscule des années 50 et durant toutes la décennie des sixties, il n'était pas rare d'apercevoir au sein d'une foule vociférant, la désuète silhouette d'un gavroche, moins « Misérable » que son aïeul cependant, arpenter les travées d'un « Vel' d'Hiv » expirant ou d'un « Parc des Princes » agonisant dans l'attente proche de subir un sort identique. Au terme des années 60, donc et à l'approche des seventies, en effet, seule La Cipale trônant au sein de son écrin du Bois de Vincennes tenait lieu de rendez-vous aux « Ecureuils », pistards de tous horizons et professionnels de la route. Depuis 1967 et le triomphe de « Pinpon », Roger Pingeon, l'arrivée de la « Kermesse de Juillet » avait déserté la Porte de St Cloud pour celle de St Mandé et l'enceinte du vélodrome rebaptisé « Jacques Anquetil » , vingt années plus tard. C'est dans cet autre lieu mythique donc, que votre serviteur, devenu adolescent, allait assister, éberlué, à la révolution de la « Petite Reine ». Un an après « Mai 68 », l'assassinat de Martin Luther King et le duel à « fleuret moucheté » entre Jan Janssen et Herman Van Springel qui hissa le Néerlandais à lunettes, au détriment de « Buster Keaton », au sommet de la hiérarchie de la Grande Boucle, un « extra-terrestre » venu d'outre Quiévrain allait bouleverser toutes les idées préconçues, tous les préjugés et autre ordre établi s'apparentant au cyclisme et étendre, de par son écrasante et implacable domination, une chape de plomb sur un peloton apathique, trop souvent poussé à l'assujettissement, à l'asservissement.

Depuis quelques saisons déjà, les prémices d'un cataclysme fait homme en la personne d'Edouard Louis Joseph Merckx, baron de son état s'il en est, plus connu sous le nom d'Eddy Merckx, hantaient insidieusement mais inexorablement les songes et rêves les plus cauchemardesques de la planète cyclisme dans son ensemble à savoir, « saute ruisseau », dirigeants, directeurs sportif, journalistes, suiveurs et consorts. Après trois saisons chez les professionnels, celui que l'on surnommera à juste titre, le « Cannibale » s'était déjà octroyé les plus belles épreuves du calendrier telles la « Primavera » à deux reprise, Gand Wevelgem, la Flèche Wallonne, l' « Enfer du Nord », entres autres mais également un Championnat du Monde et un Tour d'Italie au cours duquel, il réalisera, selon ses propres propos, le plus bel exploit de sa carrière au sommet enneigé des « Trois Cimes de Lavaredo ».

L'année 1969 débutera pourtant par la plus grosse désillusion de sa carrière cycliste ainsi qu'il s'ingénue à le réitérer encore aujourd'hui. En effet, après un printemps rondement mené qui l'a vu dominer outrageusement voir impudemment partenaires et adversaires lors du premier de ses trois Paris Nice, dans lequel il surclassa un Jacques Anquetil vieillissant sur les pentes du col d'Eze, d'un « Ronde Van Vlaanderen » qu'il atomisa à soixante-dix bornes de Meerbeke pour gifler la banderole d'arrivée plus de sept minute avant un « Bergamasque » tétanisé et une « Doyenne », la première de ses cinq levées, que l' « Ogre de Tenuren » eu la civilité de clore à Rocourt en compagnie de l'un de ses fidèles parmi les fidèles, son compatriote Victor Van Schil, le jeune Eddy, pas encore âgé de 24 ans sera, à l'occasion de circonstances pour les moins troublantes, bouter sans autre forme de procès du « Giro » à Savonne. On ne saura jamais si cet épisode, qui l'aura n'en doutons pas un instant marqué à jamais au plus profond de ses entrailles, sera le déclencheur de sa boulimie « pantagruélique » de victoires mais il est d’ores et déjà certain que ce ténébreux épisode ne favorisera en aucun cas l'once de compassion voir d'empathie que Merckx éprouvait encore pour ses congénères.

Blanchi in extenso ou peu ou prou par la Fédération Internationale de Cyclisme Professionnelle (FICP) qui lui accordera le bénéfice du doute, le gamin de Meensel-Kiezegem, toujours dans la « nébuleuse » de son éviction cavalière s'interrogeait sur le bien-fondé de s'aligner à Roubaix, lieu de départ de la 56ème édition de la « Kermesse de Juillet ». Cependant, happé par l'enthousiasme naissant, frémissant puis grondant d'un pays, la Belgique laquelle, de Gand à Bruxelles, pensait enfin et fermement détenir, en lui, le successeur à Sylvère Maès, Eddy Merckx se laissa gagner par le doute, le passage à Woluwé-Saint-Pierre, où les parents d'Eddy possédaient une épicerie achèvera de le convaincre. Le « Plat Pays » cher à l’ami Brel qui se consumait d'impatience pouvait alors enfin donner libre cours à l'espoir longtemps tari par l'absence de « champion caméléon » de mettre un terme à trente saisons d'attente.

Outre la présence du leader de la Faema, celle de Raymond Poulidor, également incertaine depuis son abandon lors de l'exercice précédent, laissait augurer un malaise lié à cette incertitude au sein même de la maison Mercier chère à « Tonin » Magne. En revanche, le Bugiste Roger Pingeon, lauréat de l'épreuve en 1967 et tout frais émoulu vainqueur de la « Vuelta » sera bien au départ du prologue de son cinquième Tour de France le 28 juin 1969 à la tête des Peugeot de Gaston Plaud. De son côté, l'inénarrable et volubile « Grand Fusil », grand ordonnateur de la « maison Bic » avait éprouvé toutes les misères du monde à faire cohabiter sous le même toit, l'Azuréen Lucien Aimar et le tenant du titre, le « Sprinteur à lunettes » Batave, Jan Janssen. La force de persuasion de Raphael Geminiani étant du même acabit que l'âpreté légendaire des roches noires des volcans de sa mère patrie, l'Auvergne, on est en droit de subodorer que les deux « tourtereaux » récalcitrants n'ont pas dû mettre longtemps à se ranger aux ordres de « Gem ». Sachant, enfin, que les formations Belges et Transalpines se trouvaient sous la coupe de garçons tels Eddy Merckx, bien évidemment mais également d'Herman Van Springel et de Walter Godefroot, on imaginait fort bien les soucis qu'allaient éprouver les formations Françaises à tirer leur épingle du jeu.

Tout ce « beau linge » allait rapidement nous donner un aperçu de leur talent respectif en se présentant sous les ordres du starter en ce 28 juin 1969 à Roubaix à l'occasion d'un prologue de 10,4 km dans les rues et faubourgs de l'ex cité mondiale du textile.

Comme prévu, la préface de l'épreuve, bien que favorable aux desseins d'Eddy Merckx, allait nous conforter dans l'idée que le Belge n'était pas venu en touriste repentant voir expiatoire. Malgré le succès de prestige du « Colosse de Mannheim », le racé « Teuton », Rudy Altig, le leader des Faema, second à sept secondes de l'Allemand, ne tarda pas à montrer les crocs en « drivant » sa « dream team » au sommet de la hiérarchie, lors de la troisième étape qui servait de support au contre-la-montre par équipes, organisé sous les fenêtres du magasin parental du jeune prodige à Woluwé-Saint-Pierre. En jaune, nanti de huit secondes sur son vainqueur du premier jour et repoussant l'adversité au-delà des vingt secondes, Eddy Merckx venait de planter les premiers jalons d'un scenario immuable dans sa quête de l'absolu. Sa formation Italienne contrôlant parfaitement les velléités offensives de leurs adversaires, Eddy Merckx eu tout le loisir de « prêté » son beau paletot immaculé à son camarade Julien Stevens du côté de Maastricht et d'accéder au baroud d'honneur de son illustre prédécesseur, l' « Empereur d'Herentals », Rik Van Looy, malgré le vif ressentiment que ce dernier éprouvait à son égard. « Rik II », en effet, auteur ce jour-là, sur les routes Lorraines, d'une chevauchée épique de près de 115 bornes, voyait d'un très mauvais œil, ce présomptueux freluquet, ternir de la sorte sa sortie. De fait, l'ancien leader de la « Garde-Rouge » bâcha au terme de sa victoire de Nancy.

Après le hors d'œuvre Vosgien ponctué par le col de la Schlucht qui vit le protégé du « Vicomte » De Gribaldy, le Lusitanien, Joaquim Agostinho, remporter, de haute volée, l'étape en solitaire, Eddy Merckx décida de passer à l'offensive dès le lendemain lors du deuxième volet Vosgien, sur les hauteurs du Ballon d'Alsace, plus précisément. Groupés en moins d'une minute, la présence d'une quinzaine de prétendants à la victoire finale agaçait quelque peu le nouveau « Roitelet ». Fort marri par cet état de fait, le belliqueux belligérant opta pour la manière forte. A l'approche de l'ultime difficulté du jour, le Ballon d'Alsace, Merckx s'éjecta du peloton somnolant telle une balle. Seuls quatre opportunistes, son compatriote et plus farouche ennemi, Roger De Vlaeminck, le rouleur Allemand Rudy Altig, le Néerlandais voltigeur « Rinus » Wagtmans et l'Ibère de service, Joaquim Galera parvinrent à se blottir sous son porte bagages. Dès les premiers lacets, néanmoins, à la faveur d'une accélération foudroyante dont il le secret, le jeune Eddy abandonne sans la moindre once d'amertume et encore moins de compassion ses quatre « vaniteux » fardeaux. Au sommet, le Bruxellois a fait le ménage. Galera, second est le seul à pointé sous la minute (55") et Altig complète la « boîte » du jour à près de deux minutes (1'55") du lauréat du jour.

Derrière, c'est l'hallali, le « Gitan » se retrouve à plus de quatre minutes en compagnie de Jan Janssen, du « Bergamasque » Felice Gimondi, de Roger Pingeon entres autres. Quant au régent de l'épreuve, initié à ce rôle depuis la veille, le Breton Désiré Letort, son intérim fut de courte durée. Relégué à plus de sept minutes au sommet de ce col, peu avare en gentiane jaune et myrtilles, le gamin de Plancoët vécu, ce jour-là, une de ses plus grosses désillusions. Après avoir déclaré vouloir, dans sa démarche du jour, tenter de situer les relatives faiblesses des uns et des autres de ses adversaires, le Belge était sans nul doute fixé. Janssen, Gimondi, Pingeon, Poulidor, Aimar à plus de quatre minutes, Luis Ocana en instance de bâchage, suite à sa malencontreuse et douloureuse chute lors d'une descente abrupte, les jumelles s'étaient d’ores et déjà muées en longue vue.

Après un détour dans le Jura qui verra la victoire de l'Espagnol de Fagor, Mariano Diaz aux Rousses, le maillot jaune remit les pendules à l'heure, en dominant Rudy Altig à l'occasion du contre-la-montre de Divonne les Bains. A la veille d'aborder les quatre étapes du massif Alpin, l'avance du maillot jaune est passée au-delà des cinq minutes. Seul, finalement, le « Colosse de Mannheim » fait encore, mais pour combien de temps encore, illusion à un peu plus de deux minutes du boulimique carnassier Belge. Au sortir des Alpes et malgré les maintes et vaines tentatives et victoires de prestige du « classicman » de grand talent Italien Michèle Dancelli au col de Cou, de « Pinpon » aux Montets, de « Buster Keaton » au sommet du Galibier et enfin de sa « Majesté » en personne à Digne à l'issue du triptyque Vars, Alos et Corobin aux confins de la route ... Napoléon, la rébellion vacillait dangereusement.

A peu ou prou mi-course, l'accalmie ambiante ajoutée à la topographie du terrain permit aux sprinteurs et baroudeurs de réapparaître et de s'en donner à cœur joie sur les routes escarpés du Midi de la France baignée, comme il se doit, par un soleil agressif quoiqu'apaisant. En ces occasions, nous avons pu nous remémorer quel esthète demeurait le « Bergamasque », qui nous avait émerveillé trois saisons auparavant, en franchissant, lors de cette 12ème levée, l'Espigoulier en tête devant Gandarias, Merckx et Van Schil, combien véloce et puissant était le « bouledogue » de la Faema, le Brugeois Guido Reybrouck, vainqueur à La Grande Motte devant les « cadors » qu'étaient à l'époque, Jan Janssen et le fidèle parmi les fidèles de la formation Flandria, futur triple lauréat du « Ronde Van Vlaanderen », le Belge Éric Leman, respectivement second et troisième de l'étape du jour. Et enfin, cet intermède ensoleillé nous confirma combien grand était le talent de dénicheur de Jean De Gribaldy, lorsque le « Buffle » Portugais Joaquim Agostinho, s'offrit un second bouquet en solitaire à Revel.

Aux pieds des Pyrénées, à Revel, le sujet de sa « Gracieuse Majesté » le Roi Baudoin, Eddy Merckx mit sous l'éteignoir tout désir d'insubordination en écrabouillant de sa classe naissante, certes mais ô combien implacable, partenaires et adversaires à la faveur de l'exercice en solitaire long de 18,5 km. Le leader des maillots à damiers, Roger Pingeon à 52'', celui des Mercier Raymond Poulidor à 55'' et le co-leader des Salvarini Rudy Altig rejeté, cette fois-ci, à 59'', étaient les seuls à se situer sous la minute. Le classement général provisoire, au soir de cette « étripage » en règle sur les bord de la bien nommée, Rigole de la Plaine qui traverse la cité du Lauragais, le despote éclairé s'est délesté de sa longue vue et s'accoutume désormais fort bien de son tout nouveau télescope. Effectivement, si Roger Pingeon et Felice Gimondi voisinent encore de concert entre les huit et neuf minutes, Raymond Poulidor et consorts sont dorénavant éjectés à plus de douze minutes du « Cannibale ».

Le vain sursaut d'orgueil de Jan Janssen sur les pentes du Portillon, bien que battu par le Normand de Gaston Plaud, Raymond Delisle, lui-même, revigoré par le soufflet administré la veille par son leader en cuisine interne et bien meilleur « mouflon » que le puissant Batave, demeurera l'ultime secousse, le dernier souffle de vie perpétrés par les adversaires du prédateur d'outre Quiévrain à la veille d'irradier, nanti d'une inébranlable et invraisemblable autorité, la course, pour le compte.

Nombre de journalistes et suiveurs présents lors de cette étape dantesque affubleront cavalièrement cette 17ème étape, Luchon - Mourenx, appréhendant puis empruntant les incontournables « Trois Mousquetaires » Peyresourde, Aspin et Aubisque avec en point d'orgue le « D'Artagnan » Tourmalet et ses 2115 mètres, d'apogée « Merckxienne ». Quelque peu « Franchouillard » voir désuet aux prémices de sa domination pas encore consommée, loin s'en faut, me direz-vous, sachant, qu'en outre, sa randonnée polaire sur les pentes enneigées des « Trois Cimes de Lavaredo », synonyme de triomphe, à l'occasion de son premier Giro 1968 voir plus récemment lors de son raid suicidaire de plus de soixante-dix bornes parmi les « bergs » et « pavetons » crasseux de l'abominable et tourmenté Tour des Flandres, au printemps 1969, devant une meute de flahutes déchaînés lancée à sa poursuite, peuvent légitimement arborer symboliquement ce terme des plus arbitraires. Non, Eddy Merckx, 23 ans au moment des faits, sera l'un des rares sportifs à « conjuguer » ce mot, trop souvent galvaudé, d'apogée au pluriel.

L'Anversois, Martin Vandenbossche, l'un des lieutenants préférés du « tyran » dans ce genre d'exercice périlleux, ouvre la route et franchit Peyresourde et Aspin, seulement précédé par les chasseurs de points du classement des « Chamois virevoltants » tel l'intenable Andalous, Joaquim Galera. Tous les favoris, aux accessits, dirons-nous, plus qu'à la victoire finale, sont toujours concentrés et emboîtent toujours le pas quelque peu empressé du leader de l'épreuve dans la longue et usante spirale qui mène au sommet de l' « Ogre Pyrénéen », le Tourmalet. Seul, le « Bergamasque », épuisé, le teint blafard, souffrant d'un mystérieux mais insidieux ver solitaire contracté, la veille, sur les pentes du Portet-d'Aspet, sera décramponné et perdra toute chance, qu'il avait grande, de terminer sur le podium à La Cipale.

Soudain, à quelques encablures du sommet, Eddy Merckx se dresse sur sa monture, martyrise son dérailleur et accélère vigoureusement. A ce moment précis, personne, du suiveur au journaliste en passant par le public au bord de la route, les téléspectateurs assidus et enfin par le peloton lui-même, personne ne savait ce que le maillot jaune manigançait. Songeait-il, lui le boulimiste récurrent, au classement de la montagne dont il était possesseur ou bien préférait il « faire la descente » et atténuer, ainsi, tous risques de chutes inhérentes à cette discipline enivrante, certes, mais par trop souvent ingrate. Finalement, c'est la deuxième réponse qu'il délivrera béatement et pas peu fier du tour qu'il venait de jouer, sans le vouloir vraiment, à ses adversaires, aux micros à Mourenx sitôt l'arrivée franchie. En descendeur hors norme, le maillot jaune, tel un funambule, s'était effectivement lancé dans la descente « à tombeau ouvert » sans se préoccuper le moins du monde de ses adversaires. Frisant l'inconscience, Eddy Merckx dégringolait la pente vertigineuse avec une rare audace, tutoyant la correctionnelle à chaque virage serré. Parvenu au terme de son exercice de style à savoir, dans la vallée qui menait à l'Aubisque, dernière difficulté de la journée, le « kamikaze » s'accorda un long moment de détente. En roue libre, le fessier relevé de sa selle et le regard rétroviseur, il scrutait consciencieusement et patiemment l'horizon attendant l'avant garde du peloton. Pensez, cent trente bornes restaient à parcourir. Ne voyant rien apparaître, l'intrépide mais ô combien flamboyant Belge décida d'asticoté un peu plus sérieusement la pédale et entama, alors, l'un de ses plus longs et plus extraordinaires contre-la-montre. Augmentant constamment et régulièrement, son avance dans le Soulor puis l'Aubisque qui surplombe ce dernier, Eddy Merckx était, à ce moment-là, en passe d'arriver à Mourenx-Ville Nouvelle avec un quart d'heure d'avance dans la musette, sur l'avant garde du peloton des battus. C'était sans compter sur les aléas de la physiologie humaine. En effet, à une quinzaine de bornes du but, la pédalée du maillot jaune se fait de plus en plus hésitante, les trajectoires sont moins linéaires, les épaules fléchissent, la sueur dégouline et ruisselle le long de ses joues, signes avant-coureur de la défaillance. A bout de force, il lancera à Guillaume Driessens, venu à sa hauteur, un cinglant et émouvant « Je suis mort ! ». On le serait à beaucoup moins. Ce dernier, fidèle à sa réputation d'aboyeur invétéré, assis sur le toit de son véhicule, exhorte alors son poulain, lui intimant d'achever son chef d'œuvre, coûte que coûte. Le « Tu n'y songes pas ! Derrière, ils sont encore plus morts que toi ! » vociféré à l'attention du récalcitrant par le directeur sportif aux vingt-trois casaques mettra un terme définitif à ce qui devait être initialement un conciliabule, entres gens de bonne compagnie et c'est dans un état « semi comateux », qu'Eddy Merckx, se ressaisissant quelque peu dans le final, reliera l'arrivée près de huit minutes, tout de même, avant Michèle Dancelli, dauphin du héros du jour. La chaleur omniprésente et suffocante, la distance ahurissante parcourue en solitaire et l'extrême difficulté du parcours n'auront, finalement, pas eu raison du courage assorti du panache de cet avide « Bouffeur de Macadam ».

Roger Pingeon et Raymond Poulidor rejetés à près de huit minutes, au soir de cette 17ème étape, font la « bonne opération » du jour, si je puis dire, en s'installant confortablement et dans l'ordre aux deux premiers accessits, à des années-lumière, toutefois, de l'omnipotent prédateur Belge. Si, notre duo Franco-Français siègent, effectivement, sur la seconde et la troisième marche de la « Boîte » au terme du séisme de Mourenx, en revanche, les écarts enregistrés lors de cette curée s'avèrent être abyssaux. Jugez vous-même. Le résidant d'Hauteville-Lompnes, « Pinpon » accuse désormais un débours de plus de seize minutes sur le maillot jaune, quant au natif de Saint Léonard de Noblat, « Poupou », il a basculé au-delà des vingt minutes, après, c'est le néant. Au pied d'un podium qu'il n'aurait jamais dû quitter, Felice Gimondi traînera tant bien que mal sa misère jusqu'à l'arrivée finale à Vincennes qu'il franchira, au bout du rouleau, près d'une demi-heure après le « Cannibale ».

Les deux jours suivant verront le fantaisiste sprinteur Britannique, Barry Hoban, amuseur public à ses heures, s'offrir, coup sur coup deux bouquets en disposant aisément de ses compagnons d'échappée nanti de la même maestria à Bordeaux qu'à Brive, le lendemain. L'avant-veille de l'arrivée dans la capitale, l'escalade finale du « Géant d'Auvergne », le Puy de Dôme, accoucha de l'exploit de cette 56ème édition. L'enfant de Verchers sur Layon, proche de Saumur, Pierre Matignon, sans grade parmi les sans grade, se paya le luxe de s'isoler seul à l'avant et de résister vaille que vaille au retour fulgurant du maillot jaune lancé tel un mort de faim à ses trousses. Piochant plus qu'avançant, titubant ivre de fatigue, à l'image d'un pantin désarticulé, le besogneux mais ô combien précieux équipier de Joaquim Agostinho, était sur le point d'offrir au « Vicomte » son troisième bouquet. Ce fut chose faite après quelques hectomètres qui parurent une éternité pour le clan des Frimatic.

Après qu'Herman Van Springel eu ajouté un second succès, après sa démonstration du Galibier, dans son escarcelle du côté de Montargis, c'était au tour d'un autre Belge, Jozef Spruyt, cette fois, inamovible paravent lors des bordures enquiquinantes, de montrer sa faculté à s'extirper d'une échappée lancée à vive allure au km et résister jusqu'à la banderole, à la meute rageuse. Exercice osée, qu'il maîtrisa de fort belle manière, ma foi, sous l'œil amusé et protecteur de son leader de la Faema et accessoirement futur lauréat du premier de ses cinq levées de la « Kermesse de Juillet ». En attendant, Eddy Merckx mit un point d'honneur à achever son œuvre par un acte dont il a le secret à savoir, par une victoire convaincante ne souffrant aucune contestation. Pour cela, le « Cannibale » profita de son ascendant sur ses adversaires déjà passablement échaudés et de sa maitrise innée, jamais mis en doute, de spécialiste de l'effort solitaire pour réaliser une nouvelle, s'il en était encore besoin, démonstration de son implacable domination sur l'ensemble de ses « sujets ». Une fois n'est pas coutume, c'est Raymond Poulidor qui devancera pour la circonstance, Roger Pingeon. Demeurant, néanmoins, à bonne distance du Belge, à respectivement 53'' et 1'14", le duo tricolore terminera, finalement, sur le podium Vincennois dans un ordre différent. Quant au « Maître de Céans », au futur « taulier » de la planète cyclisme, Eddy Merckx, s’il a confirmé, au-delà de toutes espérances, son exceptionnel talent, il s’est doté, au sortir de cette 56ème édition du Tour de France, merveilleusement et subtilement bien ciselé, d’une marge d’avance inouïe sur ses adversaires les plus brillants. En outre, à tout juste 24 printemps, le potentiel du « bonhomme » demeure encore, et c’est bien naturel, insoupçonné.

Dans les gradins, désormais, combles, le public bon enfant, quoiqu’un soupçon turbulent, ovationnait ou chahutait quelque peu, c’était selon, les arrivants de cet ultime contre-la-montre qui s’égrainaient sur l’anneau du plateau de Gravelle. Personnellement, rien ne transparaissait de ma personne, j’attendais, armé d’une impatience ajoutée à une excitation non feinte l’ « Ogre ». J’éprouvais une hâte indescriptible de voir puis d’admirer, en chair et en os ainsi qu’en couleur, celui qui, durant trois semaines durant, avait accaparé à lui tout seul ma « petite lucarne », alors en noir et blanc. Enfin, lorsque celui-ci apparut sur la piste, tout de jaune paré, un grondement sourd monta des tribunes puis, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, le silence se rompit soudain afin de laisser libre cours aux applaudissements nourris et aux hurlements hystériques des plus fanatiques partisans du Belge. Bouche bée, les yeux écarquillés, du gamin devant son premier sucre d’orge, j’enregistrais à l’infini le moment présent au plus profond de mon esprit. En une journée et une nuit, ce 20-21 juillet 1969, je venais d’assister à deux évènements qui marqueront à jamais l’histoire du monde à savoir, l’éclosion aboutie du plus grand « dévoreur d’espace » en deux roues de tous les temps et dans le même temps, l’aboutissement d’un utopique rêve Vernien, un homme venait de marcher sur la Lune.

En apothéose de cette journée pas comme les autres, nous assistâmes émerveillés à une remise kaléidoscopique de maillots multicolores. Eddy Merckx aux anges, enfila de bonne grâce, en effet, tous les maillots mis en jeu au départ de la « Grande Boucle », trois semaines auparavant. Le « Cannibale » venait tout simplement de glaner l’ensemble les classements individuels ainsi que celui par équipes. Du sacré bel ouvrage.

 

 

Michel Crepel

Lien vers le commentaire
Partager sur d’autres sites

Merci Mimi...

Une fois n'est pas coutume, je me suis délecté de ta prose au boulot (dans ce sacro-saint temps béni du déjeuné si cher aux travailleur de tout poil😉)

E.M: mes premiers souvenirs de la petite reine (un peu plus tard, car la j'avais 2 ans), il a participé à coup-sur aux semailles des petites graines de folie du vélo qui ont éclos dans mon être quelques année plus tard.

Belles années que celles-ci, j'ai revu les images de cette étape bien plus tard, mais bien après son avènement donc cela n'a pas la même saveur, celle de la surprise et de la merveilleuse "épouvante" de voir éclore un extra-terrestre

merci encore à toi, et portes-toi "très" bien

Mich

Lien vers le commentaire
Partager sur d’autres sites

"E.M: mes premiers souvenirs de la petite reine (un peu plus tard, car la j'avais 2 ans), il a participé à coup-sur aux semailles des petites graines de folie du vélo qui ont éclos dans mon être quelques année plus tard."

Poétique, l'ami Michel Dubin ... Ronsard doit s'agiter, là où il est ...   😉

Lien vers le commentaire
Partager sur d’autres sites





×
×
  • Créer...