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Ascension du Ventoux par Bédoin - Récit


Christophe MASSIE

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Bonjour à tous,

Il y a quelques mois, j'ai demandé sur ce forum des conseils pour préparer l'ascension du Ventoux par Bédoin. Après une préparation de plusieurs semaines où j'ai pu mettre en pratique tous conseils, j'ai fait mon ascension le 15 août dernier. Ca a été une expérience marquante. Je vous en livre un récit un peu long, qui témoigne de toutes mes impressions depuis Bédoin jusqu'au relais de télévision. Le mettre sur le papier, ç a été l'occasion pour moi de revivre des instants uniques et de les imprimer définitivement dans ma mémoire. Même si j'y reviendrai pour y faire un temps, la page du Ventoux est tournée maintenant et d'autres défis sont en préparation. Bonne lecture à ceux qui auront la patience d'aller jusqu'au bout.

 

Prologue

15 août 2012, 6h03. Alors que le jour ne s’est pas encore levé sur la Provence, j’enfourche mon vélo pour accomplir ce qui sera ma sortie de l’année : l’ascension du Ventoux par Bédoin. Environ 15km m’en séparent depuis la périphérie de Carpentras. Après une mauvaise nuit et un repas soigneusement dosé, me voici parti sur la D974 en direction de Bédoin. J’embarque le minimum : bidon de 60cl d’eau, fruits secs, nécessaire de réparation, lecteur de glycémie et appareil photo.

La température dans la plaine est de 20°C ce matin, la brise est fraîche. Je m’arrête pour enfiler mon coupe-vent. Après quelques kilomètres, j’aperçois la silhouette du Ventoux qui se détache en ombre chinoise sur les lueurs naissantes de l’aube. Silhouette qui avance et grossit au fil de ma progression, elle me fait face à présent, imposant sa stature de géant à mes frêles ambitions. Le Ventoux m’attend.

Quelques arrêts photos, d’autres pour me « faire les niveaux » : eau, glycémie, pipi … Je me débarrasse de tout ce qui pourrait me déconcentrer ou m’interrompre pendant l’ascension. 15mn plus tard, j’entre dans Bédoin pas encore réveillée. Un dernier arrêt pour enlever le coupe-vent. Pas un chat dans les rues : les commerces, les bars, les restaurants sont évidemment fermés. J’ai le ventre noué. Dans quelques secondes, je vais mettre à l’épreuve de la réalité ce que j’ai tant de fois imaginé, lu, projeté sur cette ascension, ainsi que toute ma préparation depuis plusieurs mois. 1er rond point à droite … 2ème rond point à droite … ça y est, me voici sur la « Route du Mont Ventoux ». Je passe devant le marchand de cycle et franchit la ligne blanche qui marque au sol le début du parcours « officiel ». Je déclenche mon Polar, il est 6h54.

Km1

Une rampe, un faux plat, on ne peut pas dire que l’organisme se prépare à la suite. Dans les vignes à peine visibles, le village de Bédoin est suffisemment derrière moi pour ressentir l’impression d’être déjà dans l’arène, malgré la complaisance provisoire du dénivelé. Aucune circulation à cette heure matinale, pas de cyclistes non plus. En l’absence de tout ce monde qui fait le quotidien du lieu, et dans la pénombre du petit matin, la relation avec les éléments naturels n’en est que plus forte : j’en perçois le moindre frémissement, la moindre odeur. Je passe sur le petit plateau et décide de faire tourner les jambes pour augmenter un peu mon rythme cardiaque et l’amener entre 140 et 150.

Km2

Un corbeau salue mon passage de son cri rauque, mais me semble-t-il, moins rustique que nos freux charognards de Picardie. Je garde un œil sur ma fréquence cardiaque : 140. Les choses sont simples pour la FC : mon max à 175, mon seuil anaérobie à 166. Dans la partie sérieuse du parcours, la montée devra se faire autant que possible entre 150 et 156 et surtout ne pas dépasser mon seuil. Vu les pentes qui m’attendent, et l’absence de répit sur 10kms, je sais que le Ventoux ne pardonne aucune erreur d’appréciation. Celui qui se met dans le rouge a toutes les chances de mettre pied à terre.

Km3

La pente se redresse légèrement au niveau du croisement vers « Les Baux ». Je garde ma cadence aux alentours de 90 rpm. Je ne peux pas dire que les sensations soient bonnes. Il y a 3 jours, j’ai fait une grosse sortie de 120 km avec 3 cols et 2800m de D+ dans l’arrière pays niçois. En principe, le délai de récup est suffisant … Je ne laisse pas le doute s’installer, et préfère y voir l’effet du stress.

Km4

Ste Colombe. La pente continue de se redresser et doit avoisiner à présent les 7%. Je les enroule petit sans trop forcer, c’est un mauvais choix. Je regretterai un peu plus loin de ne pas en avoir profité pour me porter au seuil quelques instants.

Km5

Arrivé au lieu dit Les Bruns, la pente se radoucit. Quelques centaines de mètres me séparent du début des hostilités, et je ne me suis pas trouvé à l’aise sur les 2 derniers kilomètres … Allez, j’                arrête de gamberger, de toutes façons, la messe est dite, je dois faire avec la forme du moment. Le stress de l’attente est trop présent et il me tarde d’en découdre. Toujours seul d’ailleurs, aucun cycliste en vue, ni devant, ni derrière.

Km6

Enfin le petit panneau bleu Ste Estève sur le bas côté. Il n’y a rien à Ste Estève … si ce n’est la porte d’entrée dans ce monument qui attend les cyclistes à sa sortie. J’approche du virage qui marque ce passage, fini la complaisance des pentes, me voici dans le vif du sujet. Visuellement, la pente se relève de manière significative. Cependant, elle se relève avant le virage, et non après, comme on le lit souvent. Je passe l’épingle bien large et prend un intermédiaire sur mon Polar. J’ai le temps de voir que depuis la ligne de départ à Bédoin, j’ai fait 5.7kms à 17.2 km/h de moyenne. 17.2 … j’y suis sans doute allé un peu trop à l’économie mais peu importe, c’est autant de réserves pour la suite. A présent, la lumière est suffisante pour percevoir avec précision les reliefs et la végétation. J’éteins mes leds. J’affiche sur mon Polar l’écran que je m’étais préparé avec les données que j’ai jugé utiles : rythme cardiaque, cadence, vitesse de progression et distance parcourue. Surtout pas le chrono, je ne suis pas là pour faire mon meilleur temps, mais pour arriver en haut en moins de 2 heures. Durée arbitraire qui correspond pour moi à un temps honorable, sans plus. Droit devant moi se dresse une pente respectable, mais à première vue, faisable pendant 10kms, franchement faisable. J’ai bien en tête toutes mes séances de travail dans les bosses les plus pentues de chez moi, je me suis tapé pire que ça. Pas sur 10kms certes, mais tout de même, ça me rend optimiste et cet avantage est énorme. Je descends tout de suite mes braquets 34x19, 21 puis 24, on verra après ci c’est trop ou trop peu. La végétation autour de moi s’épaissit, on entre dans la partie boisée du parcours. L’ambiance du Ventoux à cette heure matinale est réellement saisissante. Aucune voiture, aucune moto, juste une poignée de cyclistes venus relever leur défi en solitaire, dans la lumière blafarde et la fraîcheur de l'aube. Rien à voir avec celle qui y règnera 3h plus tard : les véhicules motorisés se frayeront un chemin à travers le cortège des cyclistes grimpeurs, les accotements seront encombrés par ceux harassés qui poussent leur vélo, par les voitures accompagnatrices qui fournissent l'eau à ceux qui mettront 4h voir plus, d'autres feront l'ascension à pied, et tout ce monde dans la chaleur presque caniculaire de ce mois d’août. Il est 7h14, rien de tout ça. Nous ne serons au final qu'une dizaine à l'assaut de ces pentes sans pitié, dans le silence d'une nature qui paradoxalement prend une ampleur qu'on ne soupçonne pas dans le tumulte de la journée (j’avais fait une reconnaissance en voiture la veille).

Km7

Je passe le 1er S sans encombre et continue de progresser sur le même braquet. La ligne droite qui suit est du même tonneau jusqu’au méandre suivant. Je me rends compte à ce moment que les vues restent courtes sur le dénivelé à venir. Chaque virage, amène son incertitude et j’en subis le stress, contrecoup de ma nature trop prévoyante, trop nécessiteuse d’une parfaite maîtrise. J’avale cette ligne droite consciencieusement, même braquet, même cadence. Ma FC est calée aux alentours de 155, je suis à l’aise dans ma respiration, les jambes suivent sans broncher. Quelques gorgées d’eau avant la soif, et surtout pendant que ma respiration est encore régulière. Les bruits furtifs que l’on perçoit dans la végétation buissonnante me font comprendre que d’invisibles spectateurs observent ma progression, peut-être suis-je le premier intrus de la journée. Pas pour longtemps.

Km8

Nouvelle ligne droite, mais cette fois-ci, je ne suis plus tout seul. Un cycliste me passe. C’est une femme au physique impressionnant : affûtée comme une pro, la peau tannée par le soleil, ses muscles fins exhibent toutes leurs fibres, je lui rend facilement la vitesse d'un marcheur. Arrivée à ma hauteur, je ne l’entends même pas respirer, uniquement le bourdonnement de sa transmission. Elle me salue brièvement avant de disparaître assez vite au fil des méandres du parcours. A ce train, d’ici 1h, elle aura rallié le sommet. La pente se redresse vers la fin de cette ligne droite. Un coup d’œil à mon cardio me le confirme : je suis à 160. J’abandonne le 24 et enfile le 28. A partir de ce moment, mon vélo ne pourra plus rien pour moi. L’effort devient plus exigeant, il faut appuyer davantage à chaque tour de pédalier.

Km9

Pas franchement une ligne droite, mais une vue un peu plus longue sur ce qui m’attend. La pente s’accroît encore, la difficulté devient inévitable : je subis le 1er assaut du Ventoux. On approche du Pavillon Roland, la portion la plus pentue si je me souviens bien, un peu plus de 11% sur les cartes IGN. J’ai 2 nouveaux cyclistes à présent dans mon champ de vision. L’un avance avec régularité dans le mouvement, l’autre paraît en difficulté dans cette portion du parcours, sa cadence et sa vitesse sont lentes, il pioche, il avance en zig-zag. Cela ne me rassure pas. Les jambes commencent à tirer et j’alterne 2 façons différentes de pédaler pour me soulager : une tout en pression dans la partie descendante du pédalier, qui met mes quadriceps à l’épreuve, l’autre en couple où quelle que soit la position des pédales, je pousse des pieds perpendiculairement au cercle de rotation. Cette dernière est bien plus efficace car l’effort sur les pédales est permanent, mais les ischios travaillent énormément et crient vite au secours. Je compte : 1, 2, 3 …10, allez, changement de pédalage … 1, 2, 3 … . Je progresse à un peu moins de 10km/h. Ma fréquence cardiaque monte inexorablement : 160, 161, 162. Il faut que je fasse quelque chose. Je cherche à poser mes pneus sur les parties qui me semblent les plus lisses, je suis la ligne de moins grande pente d’un bout à l’autre des accotements … Améliorations dérisoires, qui ont plus d’effet pour la tête que pour les jambes. Vu de l’extérieur, ma trajectoire doit paraître aléatoire, comme si j’étais en déperdition. Mais ce n’est pas encore le cas. 163, 164, 165 … Je reste sur le côté gauche de la route, je m’y sens moins mal, je ne sais pas pourquoi. Ma respiration se raccourcit, les minutes, les distances sont interminables. Put.. que cette portion est dure. Je n’ai plus qu’une solution, baisser ma cadence, quitte à avoir plus mal aux jambes. Je passe à 60 rpm, puis 58, 56. Ma vitesse descend à 8.6km/h. Les jambes ne s’en trouvent ni mieux ni moins bien, j’essaie de m’appliquer dans la régularité. Je me recule au maximum sur ma selle, je reprends tant bien que mal la maîtrise de ma respiration : aller au bout de mes expirations, malgré l’envie prématurée d’oxygène, puis inspirer à bloc. Que c’est difficile de penser à toutes les parties de son corps en pareille situation. Je ne m’en aperçois pas, mais la concentration et le stress sont énormes. Je le saurai tout en haut. 164, 164, 164. Ah, ça y est, ma FC est enfin stabilisée, dans l’inconfort mais stabilisée. C’est un soulagement moral inespéré, la situation est maîtrisée. 1er assaut repoussé. Tout en continuant de progresser à cette cadence salutaire, je m’approche un peu plus des 2 cyclistes et j’en vois encore 2 autres un peu plus loin : l’un sur sa selle, l’autre à pied qui pousse son vélo. J’ai une pensée compatissante, car tout mon être en ce moment est tendu pour éviter ça. Je me sens stable mais infiniment fragile dans mon équilibre. Les jambes tirent de toutes parts, l’oxygène me manque, et malgré tout, mon corps arrive à endurer cette situation. Je n’ai pas connu pareil effort dans mes entraînements, non pas par la difficulté ponctuelle de la situation, mais parce qu’il intervient au milieu d’un parcours difficile. Lorsque que j’aurais passé cet écueil, je reviendrai dans des portions à 9% et il faudra continuer. C’est une difficulté mentale pesante. La présence des autres cyclistes me fait du bien et m’encourage. Chacun est concentré en silence sur son effort, son combat contre la pesanteur. L’abnégation de chacun sert d’exemple à tous les autres, c’est un climat inoubliable.

Km10

Le Pavillon Roland est passé, la pente est moins sévère. Après un tel effort qui a bien duré 1500m et plus de 10mns, je me sens presque à l’aise. Ma FC diminue immédiatement pour redescendre à 152, je rafraîchis ma cadence vers 60 rpm, en restant en dessous de ma cadence naturelle plutôt située entre 65 et 70rpm. J’essaie de profiter au maximum de ce répit car je devine que le relief va vite reprendre ses droits. Le cycliste devenu piéton est derrière moi. Celui qui me paraissait en difficulté est tout proche. Sa posture semble nonchalante mais il n’a pas posé le pied parterre. Les mollets ne sont pas ceux d’un sportif. Un virage à gauche s’amorce.

Km11

On aborde la 1ère épingle du tronçon. Je la prends sur la gauche, cela fait un bien énorme aux jambes. J’en crie un mot à distance au cycliste devant moi qui se retourne à peine, je ne sais pas s’il a vraiment pu profiter de ce répit, encore moins s’il ma compris. Tout de suite après l’épingle, nouveau virage à gauche. Il s’ouvre sur ce qui semble être une nouvelle épreuve. Me voici de nouveau dans un tronçon difficile, à plus de 10% certainement. Je repasse immédiatement en mode survie en diminuant ma cadence. Incroyable, moi qui m’était toujours naturellement imposé une cadence de 65/70 dans les pentes les plus sévères, par peur de trop souffrir de l’épreuve de pure force qui en résulte, il aura fallu que je sois dans le Ventoux pour apprendre à tourner lentement et le supporter. Je m’apprête à subir le 2ème assaut du Ventoux, tout en surveillant ma FC qui décolle de nouveau.

Km12

156, 158, 160 … 160 … 159 … 160. Pas plus. Je suis quasiment dans les mêmes conditions que tout à l’heure, mais cette fois-ci, mon organisme encaisse beaucoup plus facilement. L’épreuve du Pavillon Rolland aura eu l’effet d’un véritable vaccin pour toute la suite du parcours. Je m’en aperçois maintenant comme je m’en apercevrai aussi plus tard, toutes les parties sévères seront absorbées avec moins de difficulté. Je repense immédiatement aux petites pentes de Ste Colombe. Si à ce moment là, j’avais pris la décision de forcer la cadence et de me porter quelques minutes au seuil, je me dis que j’aurai moins souffert au Pavillon Roland. Cela rejoint aussi des impressions maintes fois ressenties dans mes parcours de bosses pendant mon entraînement : à difficulté égale, la 1ère bosse est toujours plus éprouvante que la 2ème. Et pour aller encore dans le même sens, les exercices de HT pompés ça et là sur le net démarrent pas un échauffement qui incorpore en général une petite séance de fractionné de 3/5 mn. Cela me paraît évident maintenant, il faut se débrider avant l’effort. Encore une leçon que mon expérience du moment met en évidence. Cette fois-ci, le cycliste en difficulté est passé, je l’ai salué au passage. Il ne semble pas avoir le souffle pour me répondre. Je me retourne … le cycliste est une jeune femme qui peine dans un sourire éclatant. A chacun sa manière de souffrir, la sienne ne manque pas de dignité finalement ! La pente se radoucit, 2ème assaut du Ventoux repoussé, avec plus de facilité cette fois.

Km13

J’ai fait les 2/3 du parcours à présent, et le plus important est que je ne me sens pas diminué. En fait, chaque kilomètre gravi m’a renforcé dans mon expérience, dans ma détermination et je ne sens pas mes réserves entamées. Mes jambes sont de nouveaux indolores dans ce 9% et quelques, ma respiration est profonde, complète et régulière. Je m’approche à présent du cycliste qui se trouvait à côté de la jeune femme au niveau du pavillon Roland. C’est une autre femme ! Elle monte courageusement, avec sérieux et application, tantôt sur la selle, tantôt en danseuse, dans un rythme régulier. Rien d'inutile dans ses gestes. J'ai une vitesse de progression à peine supérieure à la sienne et j'ai donc le temps de l'observer. Elle m'inspire de l'estime. A chaque rencontre d'un(e) cycliste, le calme est tellement omniprésent que l'on peut entendre sa respiration, et le bruit de sa transmission.

Km14

Un peu plus difficile que le précédent, j’aborde à la fin de ce kilomètre la dernière épingle du tronçon. Le chalet Reynard n’est plus très loin, ma FC est aux alentours de 157/158, je ralentis à peine. L’épreuve prend à mes yeux un tournant définitif, car j’ai la certitude à présent que j’atteindrai le sommet sans encombre. Un cycliste me passe, j’ai cru un moment en l’entendant venir que c’était cette femme qui me reprenait, mais j’en doutais, son allure était trop régulière. Non cette fois-ci, c’est un homme sur son VTT. Il tire petit et mouline pas mal. Je double moi-même un autre cycliste juste avant l’épingle. A chaque passage, j’ai envie d’encourager celui qui peine et d’autant plus que je suis à présent porté par mon optimisme. Mais ce n’est vraiment pas l’esprit du moment. Chacun est en face de son défi et seul l’exemple peut apporter quelque chose de concret. Le salut n’est qu’une politesse de solidarité. C’est comme ça que je le ressens.

Km15

Sorti de l’épingle, on aborde une ligne droite qui semble bien reposante, et la lumière au bout me fait comprendre que j’arrive au Chalet Reynard. J’enfile un braquet, pas plus, le tronçon de la forêt est une difficulté passée. Je me concentre déjà sur la suite. Les 2 derniers kilomètres sont difficiles, et je dois garder mes ressources pour les affronter sans risque. La seule question qui reste en suspend pour quelques minutes encore, c’est le vent. Encore 200m, puis 100, la lumière du soleil levé à présent est éclatante, exacerbée par la blancheur calcaire des cailloux. J’aborde le large virage du chalet Reynard, encore fermé à cette heure-ci, en prenant de nouveau un intermédiaire sur le Polar. Je chope au passage quelques-unes des valeurs affichées pour le tronçon écoulé : 9.6km parcourus en 1h02. Malgré le soleil, on est à 1400m d’altitude environ et la température est restée fraîche.

Km16

Le changement de paysage est assez marqué. La végétation disparaît très vite des flancs caillouteux et pentus du Ventoux, dont le sommet apparaît par intermittence au gré des courbes du tracé. Certains dans leur récit y voient un encouragement à terminer. Ca ne me fait pas cet effet, je trouve le relais de télévision non pas loin, mais haut, et je me dis que les pentes qui m’y amènent sont redevenues trop humaines. Une grande partie du dénivelé restant va se trouver concentré sur les derniers kilomètres et la fin s’annonce rude. Je me retourne vers le chalet Reynard, la jeune femme consciencieuse fait une halte et rejoint son compagnon qui y est déjà en voiture. J’aborde la première ligne droite, et je descends quelques braquets : 1, puis 2, puis 3, le temps de m'apercevoir que l'on peut facilement se mettre entre 15 et 17kmh dans cette portion et que les chronos se jouent là lorsqu'on cherche à les faire. Mais je n'insiste pas et reviens sur mes petits développements 34*21 et 34*24. Je fais sagement redescendre mon rythme cardiaque aux alentours de 140, rythme d'endurance, le confort. Je bois.

Km17

J’enfile les virages dans le calme. Les pourcentages sont très abordables à présent, entre 5 et 8%. Une voiture est stoppée dans le creux d’un virage. Un jeune couple m’observe et me salut sourire aux lèvres. Plaques belges. Lui a une mine franchement sympathique et me lance un « Good luck » avec son sourire à la Roch Voisine. 500m après le virage, un jeune cycliste me passe et me salue poliment. Il me paraît bien vaillant et bien frais. Je lui envie son petit poids. Quelques secondes plus tard, ce sont les belges qui me doublent en voiture pour s’arrêter au virage suivant. Le jeune cycliste s’arrête à leur hauteur, ce sont ses parents. Je les repasse en les saluant de nouveau. Ce petit manège durera jusqu’au col des Tempêtes.

Km18

En attendant, le vent s’est révélé et met fin à mes rêves de facilité. Un bon 30/40 kmh de face ou de côté au fil des virages. Rien du tout en cette région du monde, mais déjà trop pour le cycliste. Le Ventoux fait comprendre à ses conquérants qu’il nous stoppe quand il veut. Ce vent même modéré m’apparaît comme le 3ème assaut. Il va rendre encore plus difficile l’ascension des derniers mètres mais ma volonté est trop grande, ce n’est pas lui qui va m’arrêter … Pour l’instant, vu les pentes, l’effort et le niveau de ma fréquence cardiaque, sa présence est encore peu gênante.

Km19

J’y suis bientôt, les pentes se redressent. Je renfile vite fait ma posture de défense, 34x28 et cadence à 60, l’effort me paraît aussi difficile qu’au pire de la forêt. J’ai pourtant l’avantage de ne pas traîner les séquelles d’une ascension faite sur le fil du rasoir, je n’ose pas imaginer ce que doit être l’effort physique et mental d’affronter les 2 derniers kilomètres lorsque l’on en a plein les jambes. Le sommet est bien en vu, j’enfile les derniers virages mais j’ai encore du mal à deviner le nombre de ceux qui restent avant la dernière ligne droite, au bout de laquelle m’attend le lacet qui monte au relais. Je passe devant la stèle de Tom Simpson, mais je n’ai pas l’esprit à méditer sur le sujet. J’ai décidé de tout lâcher sur le dernier kilomètre, c’est encore trop tôt ? L’ascension a pris depuis quelques secondes un nouveau visage. Il n’est plus question maintenant de compter, surveiller ou économiser quoique ce soit pour la suite. Puisque je suis dans la suite, c'est-à-dire le final. J’ai des réserves, il s’agit des les utiliser au bon moment et au bon rythme. Le stress atteint son maximum, mais c’est un stress de performance, c’est une part de que l’on est venu chercher.

Km20

La pente s’est redressée définitivement. J’aperçois enfin le dernier virage. J’arrive au col des Tempêtes. Il me semble que le temps s’est figé. Comme à l’instant où la poupe du Titanic s’est redressée à la verticale et flotte comme un bouchon le temps de quelques secondes interminables dans un silence de mort. A partir de ce moment, c’est chacun pour soi, selon l’endroit où l’on s’est mis. La silhouette écrasante du relais de télévision donne un visage presque effrayant au dénivelé restant à gravir. La pente semble vertigineuse et révèle la dimension que doit prendre le dernier effort. J’enlève la bride. Je jette tout ce que je peux fournir de puissance dans mon pédalier, et j’enroule sans relâche de tous les muscles de mes jambes et de mes bras. Le cardio s’envole mais ce n’est pas grave. En cet instant, je n’ai plus la lucidité de percevoir la difficulté de l’effort ni les souffrances ni le vent, tant je me sens aspiré vers le sommet. C’est le 4ème assaut du Ventoux, certainement le plus terrible pour le corps, mais le moins incertain pour moi. Il ne fait aucun doute que je le repousserai comme les précédents.

Km21

Le panneau à gauche "Sommet à 500m" décuple ma détermination. Je roule à gauche en prévision de la dernière épingle. Un photographe me mitraille et place dans ma poche sa carte de visite lorsque j’arrive à sa hauteur. Je me mets en danseuse avec fureur, il faut de la hargne pour tenir l’effort. Le dernier virage, la dernière côte qui monte vers le sommet, je reprends in extremis le cycliste qui m'avait doublé plus bas sur son VTT. J'aperçois la ligne blanche sur le bitume, entre le panneau "Mont Ventoux 1912m" et le relais. Je la franchis. Je stoppe mon Polar. 1h59'43".

Epilogue

Je n’ai pas le temps de déchausser mes pédales qu’un vide immense me remplit. Le Ventoux est sorti de mon corps. Un déferlement d’émotions y prend place. S’y mêlent dans un désordre indescriptible le relâchement de la concentration et du stress énorme de l’ascension, la chute du rythme cardiaque, la saveur du défi préparé de longue date et réussi, la sensation de solitude en pleine nature sur un sommet conquis à la force de sa volonté. J’ai juste le temps de m’adosser au relais de télévision et de contempler l’immensité qui s’étale devant moi. Ma gorge se noue, la vue se trouble. Le dernier assaut du Ventoux, celui de l’adieu … non de l’au revoir, car je reviendrai. Cette fois-ci, je cède.

 

Christophe

Ascension du Ventoux par Bédoin le 15 août 2012 de 6h54 à 8h53.

 

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Ah ce Ventoux !

La première fois que je m'y suis lancé , moi qui ne connaissait ni la montagne ni même la moyenne montagne , je crois que je n'aurais pas pu égrainer les km comme tu l'as fait  ! J'ai même fait (inconsciemment ?) l'inverse : je me rappelle avant St Estève avoir été doublé par plusieurs véhicules les uns derrière les autres . Et puis "plus rien" , j'étais dans mes pensées , comme si mon esprit avait déconnecté ; ce n'est que quelques km plus loin (aucune idée de la distance , j'ai regardé l'heure en bas , puis l'heure en haut , sinon aucun coup d'oeil au compteur , juste par moment sur la vitesse) que j'ai été "réveillé " par des voix "vélo-vélo" , c'était le groupe d'automobiliste qui traversait la route et qui partait pour une marche à pied .

 

Ensuite , grosse euphorie au niveau du Chalet Raynard avec cette impression qu'il suffisait de tendre le bras pour attraper l'émetteur au sommet ; j'ai vite déchanté .

Les fois suivantes , toujours beaucoup d'émotion au sommet !

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Bonjour Alain, et bien après être arrivé, je suis resté une bonne demi-heure à savourer chaque instant, chaque vue et chaque sensation. J'ai même eu l'impression de quitter l'endroit trop vite. Je suis redescendu jusqu'au chalet Reynard puis direction Sault et les gorges de la Nesque qui offrent aussi des panoramas fantastiques. La descente par Sault est intéressante pour le paysage et pour moi en particulier parcequ'elle n'est pas vertigineuse. Par contre, le revêtement est médiocre.

Pour 2013, j'ai plusieurs projets : la Marmotte, le Tourmalet, un retour au Ventoux pour y faire un temps cette fois-ci, mais j'hésite, la nostalgie serait trop forte si j'y revenais trop tôt. Les idées sont là, mais le choix reste à venir, je ne pourrais pas tout faire.

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P....n j'ai tout lu et j'en ai mal aux cuisses avec les mollets qui tirent et le souffle court.

je rève d'y aller mais je ne peux plus dire que je ne l'ai jamais fait puisqu'à la lecture de ton récit on a vraiment l'impression d'y être. Pas étonnant que cela ait été dur pour toi, avec tous ces lecteurs passagers clandestins que tu as trainé au sommet sur ton prte bagages.

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Quel plaisir de partager ces sensations avec mes passagers clandestins, c'est impossible de tout garder pour soi !

Au final, je ne garde pas de cette ascension le souvenir d'une épreuve physiquement difficile. Le seul passage qui m'ait marqué sur ce plan est la portion du Pavillon Rolland, là, j'ai vraiment dégusté. Dans toutes les autres parties de l'ascension, j'ai pu maîtriser les choses physiquement, et les émotions et les sensations l'ont emporté sur tout le reste. Il faut dire que j'étais en dedans chaque fois que je pouvais, je n'ai jamais cherché à faire un chrono. Au delà du fait que c'était risqué pour une première fois, je pense que cela aurait gâché tout le reste. La difficulté a plutôt été mentale. L'incertitude et la pression sont constante. J'ai été constamment dans l'inquiétude de ce qui allait s'annoncer au prochain virage et comment j'allais le gérer. On ne s'en aperçoit pas de ce stress sur le moment, seulement lors de la délivrance à la fin. Le dernier effort a dû être considérable, mais je n'en ai aucun souvenir précis en dehors de ce que je relate.

J'en profite aussi pour adresser un grand merci à tous ces amis inconnus qui m'ont conseillé et encouragé sur le forum.

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Bon plan effectivement. Je me demande si la montée par Malaucène n'est pas plus dure en fait, les % y sont moins réguliers et parfois plus importants que du côté Sud. J'ai fait quelques cols dans les Alpes Maritimes il y a 15j, qui sont de cet acabit, avec des forts pourcentages suivis de replats plus ou moins doux, et je les ai trouvés plus difficiles au final que le Ventoux par Bédoin.

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Bonjour Denis, merci pour ton enthousiasme à toi et tes encouragements pour la suite. C'est vraiment avec des gars comme toi qu'on progresse. Ne t'inquiètes pas pour moi surtout, si je décide de faire la Marmotte en 2013, je la ferai et je reviendrai te la raconter. Je n'ai pas l'habitude de péter plus haut que mon cul.

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