Aller au contenu

Orcières et Mente : Ocana-Merckx 71


Michel CREPEL

Messages recommandés

Duel Merckx – Ocana : Tour 1971. Orcières Merlette. 

 

L'atmosphère s'annonce maussade en ce printemps 1971. Cette morosité apparente et palpable rejaillit sur toute la corporation cycliste et engendre un "ras le bol" certain et unanime mais inextricable de la part des suiveurs, coureurs et sponsors. Ce malaise, né de la l'outrageante domination du "Cannibale", soumet le peloton, dans sa totalité, à s'interroger sur les motivations d'exercer et de poursuivre un métier devenu des plus aléatoires. En outre, jamais hégémonie, n'aura autant infecté et chloroformé un sport, quel qu’il soit, que celle exercée par Eddy Merckx depuis, maintenant, quatre saisons. Il est vrai, également, que rarement auparavant, un athlète aura autant éclaboussé de sa classe toutes les disciplines de sa corporation. Le bel ordonnancement, pure tradition du milieu cycliste, s'en trouve de ce fait malmené voir perturbé au grand dam d'organisateurs et parraineurs désargentés. Le vélo sous la férule du seul Eddy Merckx agace et suscite chez les investisseurs des formations professionnelles, par exemple, valse-hésitation à s'engager et rejet profond à épouser une cause perdue d'avance.

 Les organisateurs, dont la trésorerie n'est pas des plus florissantes, privilégient, évidemment, la présence de l'"Ogre Brabançon" au sein de leur épreuve ce qui "atrophie" d'autant les émoluments de la concurrence. Toutes ces vicissitudes génèrent un malaise que seule l'émergence soudaine, d'un empêcheur de tourner en rond, espèce de "messie" ponctuel, pourrait, à priori, dissiper. Le peloton, affligé et un brin démobilisé, serait à blâmer si d'aventure il se confondait en victime servile et avilie mais tel n'est pas le cas, bien au contraire. La patience à ses limites et le visionnage de la campagne printanière du "Cannibale", si elle berce ce dernier dans une douce et suave euphorie, mortifient, à l'inverse, un peu plus encore les "sautes ruisseau" habités pourtant de nouvelles et ambitieuses résolutions, à l'aube de cette saison 1971. Après un hiver studieux passé à écumer les vélodromes avec la réussite qui lui sied en toute circonstance, Eddy Merckx s'accorde une indigestion de succès, tous plus hétéroclites les uns que les autres.

 Il s'offre, en effet, toutes les épreuves par étapes auxquelles il participe à savoir, le Tour de Sardaigne, Paris Nice, le Tour de Belgique, le Critérium des Grimpeurs, le Dauphiné Libéré et le Midi Libre. En outre, il agrémente joliment et de fort belle manière celles-ci en s'adjugeant la "Primavera", le "Het Volk", la "Doyenne" et l'ancêtre du "GP de Francfort". Enfin, une semaine avant le départ de la kermesse de juillet, il s'en va fourbir ses armes, pour une ultime mise en jambes, à Camaiore, en Italie, dont il rafle le Grand Prix. Pas de quoi réjouir, outre mesure, les adversaires du Wallon qui se pressent, déjà, aux abords du port fluvial de l'Ill, de Mulhouse. Un homme, pourtant, ne participe ni ne s'associe aux allégations ambiantes prédisant un Tour des plus insipides, cadenassé et régenté, comme de coutume par la poigne implacable et intraitable du "Cannibale". Le truculent "Grand Fusil" n'a, de nature, jamais épousé les thèses selon lesquelles tout serait joué à l'avance. De par son expérience incomparable, Raphaël Geminiani, fraîchement émoulu directeur sportif de la formation du "Vicomte", Hoover, subodore posséder l'arme fatale capable d'anéantir les ambitieux et légitimes desseins du Belge.

 Le "Fils prodigue", du mécène et philanthropique Jean de Gribaldy, Joaquim Agostinho, Portugais de son état, apparaît, en effet, mûr pour les joutes les plus drastiques. "Tino", hier sous l'égide de Louis Caput, semble avoir enfin franchit le cap du discernement qui le lésait inexorablement. Le puissant Aurochs Lusitanien, comme aimait à le dépeindre Pierre Chany, a appris la rigueur et la sérénité et ne se disperse plus en vaines randonnées suicidaires. Le toujours facétieux Geminiani estime, donc, que son poulain, nanti de l'aide circonstancielle de Joop Zoetemelk le pugnace Batave, Luis Ocana le fier hidalgo et du joyau de la fratrie Petterson, Gosta, peut raisonnablement, avec un brin de réussite néanmoins, envisager pouvoir endiguer le "Tsunami" Molteni. Moult considérations et maintes conditions doivent être réunies, toutefois, pour parvenir à la seule ébauche d'une hypothétique espérance.

 Comme de coutume, Eddy Merckx se retrouve ceint du maillot jaune au pied de la première difficulté de cette Grande Boucle 1971. Sa position en tête de la course est des plus ambivalentes, néanmoins. D'une part elle pourrait apparaître confortable pour un "Cannibale" habituellement catalogué de prédateur insatiable mais de l'autre elle s'avèrerait précaire si, par hasard, l'"Ogre" Bruxellois venait à connaître une indigestion carabinée due à sa légendaire boulimie. L'ascension du volcan d'Auvergne, est un hors d'œuvre des plus copieux et tel un authentique baromètre celui-ci permettra, plus que les discours circonstanciels, d'évaluer plus que succinctement les forces en présence. La victoire au sommet du Puy de Dôme de Luis Ocana, après une montée régulière et maîtrisée à la perfection, laisse présager des lendemains chagrins pour les adversaires de l'Espagnol. Eddy Merckx, en personne, quatrième derrière Zoetemelk et "Tino", inspire un léger flou et un doute tendancieux quant à sa forme du moment. 

La dixième étape St Etienne Grenoble par les cols de Grand Bois, Cucheron et Porte n'infléchira pas l'impression de suffisance émanant du Belge malgré l'orage déclenché par ses adversaires. Le succès de Bernard Thévenet à Grenoble passerait pour anecdotique si les suivants immédiats du Bourguignon n'avaient pas pour nom Zoetemelk, Petterson et Ocana, hors si l'on adjoint ceux de Van Impe et Guimard, arrivés dans la même minute, on n'aperçoit nulle trace du "Cannibale" à l'avant de la course. Finalement, Eddy Merckx, apparemment serein et pas plus soucieux que cela, franchira la ligne plus d'une minute trente après le héros du jour mais surtout il cèdera, pour une minute, sa tunique jaune fétiche au Batave de Germiny L'évêque. Cette passation de pouvoir, même factice, n'a, évidemment, laissé personne indifférent et les commérages, nées de l'impression énigmatique laissée par le Belges depuis trois jours, vont bon train.

 A la veille d'aborder une étape stratégique, à défaut d’être dantesque, qui mènera le peloton à l'inédite arrivée d'Orcières Merlette, les stratagèmes les plus pertinents mais aussi les plus sulfureux sont échafaudés par les journalistes,  suiveurs et inconditionnels de tous poils. Les têtes pensantes de l'organisation, quant à eux, s'enthousiasment sans vergogne et se prennent à rêver d'une mutinerie en règle suivie d'un coup d'état flamboyant. En outre, l'affluence grandissante de badauds aux bords des routes, depuis le Puy de Dôme, conforte, tout ce beau monde, dans la véracité de leur utopique (?) prémonition. Reste, néanmoins, à dénicher l'homme de la situation et cela n'est pas la moindre des interrogations. Ne terrasse pas le "Cannibale", même chancelant, qui veut. Les adversaires du Belge sont peu nombreux, certes, mais diablement remontés et affûtés. L'"Espagnol de Mont de Marsan", par exemple, affiche une condition physique optimale et exemplaire et un moral de matador prêt à pénétrer dans l'arène.

 La veille, c'est lui et lui seul, qui a désarçonné pour le compte le maillot jaune en emmenant continuellement le groupe de tête à un train d'enfer.  "Tino", le colosse de Silveira Torres Vedras, harangué par un "Grand Fusil" des grands jours est de nature à pulvériser l'adversaire par ses coups de boutoirs de bûcheron assénés avec une violence inouïe. Le "Néerlandais Volant" trop souvent dans l'expectative vis à vis de ses intentions peut, à tout moment, retrouver ses prérogatives d'attaquant né. Enfin, le "Lilliputien" Belge, prodige des cimes, escaladeur ailé et fils spirituel des Bahamontès et Gaul savoure déjà, l'honneur qui lui est fait, de se retrouver en si éloquente compagnie. Dès les premières pentes de la côte de Leffrey, Agostinho s'arrache au bitume tel un rouleau compresseur, suivi, comme son ombre par l'esthétique silhouette d'Ocana. Van Impe et Zoetemelk se joignent bientôt au duo péninsulaire. Les quatre hommes provoquent aussitôt une hémorragie béante. Derrière, Merckx flanqué de Gosta Petterson se montre incapable de colmater l'avarie. Pour la première fois de sa carrière, le Belge est dominé et contraint à la défensive.

 A l'avant, Luis Ocana apparaît le plus souvent dans le rôle du chef d'orchestre, enroulant un braquet raisonnable ses jambes tombent, comme des bielles, avec la souplesse féline de l'homme en forme. L'onctuosité de la pédalée et l'arrondi de son torse au-dessus du cadre laisse augurer un Castillan en état de grâce. Dans l'ascension du Noyer, comme subodoré, l'Espagnol fausse compagnie à ses trois compagnons de galère, sans heurts ni efforts vains. En souplesse, il se dresse sur les pédales puis s'envole virevoltant et aérien. Alors que le soleil est, maintenant, à son zénith, que l'atmosphère devient de plus en plus irrespirable, que la lassitude ajoutée à la fatigue rôde insidieuse et perverse, Luis Ocana, le fier, l'orgueilleux, poursuit, dans un concert de rage et  de générosité mêlée, sa chevauchée fantastique. Très loin derrière, Merckx tente de rameuter ses troupes afin d'inverser un processus bien mal engagé. Seuls Wagtmans, le descendeur fou, et Huysmans répondent présents. Trop peu pour espérer, ne serait-ce, que limiter les dégâts. Alors notre "Cannibale" se fourvoie en conciliabules de circonstance dans le but de s'attacher une aide de fortune. En pure perte, toutefois, le peloton est tout excepté amnésique.

 Un moment déconcerté et profondément dépité, il projette subrepticement de tout laisser choir. C'est une véritable curée dans tout ce qu'elle génère de solitude et de cruauté. La foule exulte et vocifère en fonction de l'apparition des élus de leur cœur. Le dos voûté, dodelinant à l'excès, l'œil hagard et vitreux de la bête traquée, scrutant chaque mètre de cette pente interminable, Eddy Merckx progresse péniblement mais vaillamment. Malgré le combat inégal engagé, le Belge plie mais ne rompt pas. Harcelé de toute part, les rancœurs passées ressurgissent et le peloton lui adresse, sans aucune once de complaisance, la facture. Pulvérisé, ridiculisé, humilié durant quatre longues saisons, celui-ci, saisit in extenso la chance inouïe, inimaginable même il y a trois jours encore, qui lui est donné de faire payer au despote toutes les meurtrissures du passé. Soyez certains que les adversaires du Bruxellois s'en donnent à cœur joie. C'est réellement "Règlement de compte à OK Orcières". Le courage et la volonté dont fait preuve Eddy Merckx, lors de ce "lynchage" improvisé, est tout simplement extraordinaire voir sublime.

 Jamais ô grand jamais nul autre que lui n'aurait supporté pour ensuite tenter d'aseptiser autant d'adversité simultanée. Cette coalition d’opposants résolument hostiles attachés à sa perte perdurera quatre-vingt bornes durant, la distance séparant encore le "Cannibale" de la ligne d'arrivée salvatrice. L'écart, véritable océan d'un espace-temps sidérant et dérisoire, à la fois, fluctuera longtemps avec les huit minutes. Pendant ce temps le nouveau "Picador" est en train de s'ériger au rang des plus grands "Voltigeurs des cimes" tels Coppi, Bartali, Bahamontès ou Gaul avant lui. Sa sérénité et le port altier, malgré l'effort et la souffrance enduré, dénotent une fraîcheur, une confiance en soi tout à fait extraordinaire. Il arpente le macadam avec aisance et grâce et son ascension vers Orcières Merlette, terme de cette onzième étape, est un modèle de maîtrise et de panache. L'abnégation qu'il enfante, pour distancer définitivement Eddy Merckx, transpire par tous les pores de son être. Derrière, enfin à plus de cinq minutes, Lucien Van Impe, irréel "funambule des pourcentages" limite le saignement profond, mais nullement rédhibitoire, néanmoins, pour espérer un podium à Paris.

 Les autres, tous les autres sont repris et engloutis par le "Cannibales" qui poursuit crânement son opération "colmatage". Le Belge, isolé comme jamais, s'escrime comme un forcené à stabiliser l'énorme écart qui le sépare de l'"Espagnol de Mont de Marsan". Dans Orcières, la "Locomotive Belge" hisse littéralement vers le sommet une dizaine de wagons dont Zoetemelk, Thévenet, "Tino», Guimard et les Petterson. Pas un relais ne lui sera accordé, mais pas un seul moment, non plus, il ne le leur aura quémandé. C'est seul, au terme d'un héroïque et superbe exploit, que le "Brabançon" parviendra à maintenir l'écart jusqu'à la banderole. Personne n'osera, alors, lui disputer la troisième place de l'étape. Le respect et l'admiration demeuraient à cette époque-là, contre vent et marée, l'apanage d'un peloton même avili. Mais plus pour très longtemps. « Le Grand Fusil » jamais avare de déclarations surtout lorsqu’il s’agit d’exploit d’anthologie résumera avec la justesse qui le caractérise cette journée : « Des échappées comme celle d’Ocana, aujourd’hui, on n’en a pas souvent vu sur le Tour ! Mais je me demande si ce que Merckx a réalisé derrière, avec tous les gars dans sa roue, n’est pas plus formidable encore ! » 

Luis Ocana dans un final époustouflant de hargne et de virtuosité, ovationné comme jamais par une foule éberluée en délire, franchit enfin la ligne bienfaitrice. Il faudra, alors patienter pas loin de six minutes pour apercevoir Lucien Van Impe, toujours aussi chaloupé sur sa monture, et un peu plus de huit pour entrevoir le "galérien" Bruxellois, profil bas, dépité mais nullement résigné,  s'échiner pour avaler les derniers hectomètres de sa journée la plus éprouvante. Au soir de cette étape dantesque à plus d'un titre, le Castillan trône désormais en jaune plus de huit minutes devant tous les favoris déclarés. Un écart stratosphérique lorsque l’on connaît les excellentes facultés d'Ocana dans la montagne, bien entendu, mais aussi lors des contres la montre. Le Tour 71, s'est, pour ainsi dire, achevé à Orcières Merlette un 8 juillet 1971 avant même le franchissement des Pyrénées. Rarement scénario n'aura été aussi imprévisible que fulgurant. La présence du "Cannibale" n'autorisait ni ne réservait jusqu'alors aucune part à l'irrationnelle et pourtant l'insoupçonnable, l'invraisemblable s'est produit un jour d'été à l'aube de la décennie 70.

 Monstre d'orgueil, prédateur pugnace et acariâtre, Eddy Merckx blessé et humilié se rendra t'il s'en combattre. Acceptera-t-il, sans rechigner, lui le suzerain, la domination et l'outrecuidance d'un vassal fut ce-t-il de la trempe d'un hidalgo obtus et teigneux comme lui ? L'impétueux face au présomptueux, une bataille a été remportée, de haute lutte et avec classe et brio, par ce dernier, mais la guerre ...?

 

 

Michel Crepel

 

Duel Merckx - Ocana : Tour 71. Revel – Luchon.

Malgré les éloges d'un peloton, conquit par la bravoure du "Cannibale" dans la débâcle, ce dernier est abattu et semble désemparé. Toutefois, cette façade a tôt fait de s'évanouir dès les premières lueurs de l'aube de la journée de repos. La nuit porte conseil, dit-on, en outre, la lecture du quotidien "L'Equipe" où trône un sibyllin et énigmatique "calicot", en guise de titre, a quelque chose de sentencieux voir de tendancieux à l'égard du Belge. En effet, Eddy Merckx appréciera que très modérément le "Jamais les choses ne seront plus comme avant" de Jacques Goddet, rédigé et édité tel un couperet. Prématurés, les propos du directeur de l'épreuve ? Certainement, surtout de la part d'un homme aussi influent et respecté, d'ordinaire discret et orateur peu prolixe de sensationnel. Toujours est-il que ce titre "pamphlétaire" a généré l'effet inverse à celui escompté tant et si bien que notre Bruxellois apparaît, en ce jour de "villégiature", remonté comme une horloge de Wasmuël. Le Belge s'astreint, alors à une journée de stakhanoviste, collégiale puis solitaire, des plus assidues. Il s'inflige des séances draconiennes frisant parfois l'excès et la déraison.

La rédemption, si celle-ci doit se révéler, s'épanouira réellement qu'aux prix d'efforts et sacrifices même surhumains. L'abnégation, la pugnacité et le sérieux au travail a toujours été une vertu, une philosophie chez le "Cannibale". Cette douzième étape dite transitionnelle emmènera plus que ne diligentera, pensions nous, les rescapés de leur "campement" d'Orcières aux longs des golfes clairs qui bordent la Méditerranée. A Marseille, plus précisément. Le départ de l'étape n'est pas aussitôt donné que le "fada descendeur", le "barjot des dévers", le voltigeur et intrépide Batave Marinus "Rinus" Wagtmans plonge, tel une buse, vers la vallée du Champsaur, aux portes des Ecrins. Le peloton surpris et étourdit, par tant d'audace matinale, explose et se désunit. Des grappes de coureurs sont éparpillées tout au long de la pente abrupte. Le coureur frisé à la houppette blonde n'est autre que l'équipier, dynamiteur à l'occasion, d'Eddy Merckx. Dans sa folle entreprise il entraîne dans son sillage, outre son chef de file et instigateur de cet effet de surprise, le Belge Josef Huysmans, le Néerlandais Jos Van der Vleuten, les Italiens Enrico Paolini et Luciano Armani et les Français Lucien Aimar, Robert Bouloux et Désiré Letort.

Derrière les dégâts commencent à être conséquent. Le maillot jaune, en queue de peloton à ce moment-là, éprouve, alors, de grosses difficultés à se hisser en tête du groupe des poursuivants afin d'organiser la résistance. Au sein d'une caravane tétanisée, les suiveurs éberlués sont dans l'incapacité, dans l'instant, de rendre compte des évolutions de la course tant celle-ci est abracadabrantesque et rocambolesque. On trouve des Molteni à l'avant et à l'arrière de la course, des Kas disséminés dans chaque essaim de coureurs dont certains, à l'arrêt et gesticulant au bord du précipice, semblent proches de l'hallali. Après cinquante bornes de tergiversations et d'approximations, l'incompréhension est dissipée et la fluidité du déroulement de l'étape enfin dévoilée. Merckx, emmène donc son groupe de neuf unités avec une ferveur et une autorité de tous les instants. Derrière, Luis Ocana, aidé pour la circonstance du porteur du maillot vert, Cyril Guimard, tente, à défaut d'infléchir la tendance, de maintenir l'écart dans des proportions décentes. Celui-ci fluctue d'ailleurs entre une minute trente secondes et deux minutes. La chance d'"El Cordobès", surnom élogieux donné à Ocana par Merckx après son one man show de l'avant-veille, c'est la liquéfaction des Molteni, victime de la crevaison inopportune de Joseph Bruyère au début de la descente, et qui s'époumonent dorénavant dans une poursuite vaine à l'arrière de la course.

Dépourvu de loyaux sujets pour entraver la poursuite, Eddy Merckx ne peut compter que sur ses deux compères Wagtmans et Huysmans. Durant une grande partie des deux cent cinquante bornes d'échappée et sous une chaleur caniculaire le "Cannibale" caracolera en tête du groupe. Prodigieux. A l'arrivée, l'Italien Luciano Armani se propulsera et coiffera le Belge pour une victoire d'étape d'anthologie dont la distance aura été parcourue à la moyenne hallucinante de quarante-six kilomètres/h. Merckx récoltera un peu moins de deux minutes dans l'affaire abaissant d'autant son débours au général sur le Castillan. Ulcéré par la stratégie suicidaire employé par Giorgio Albani pour secourir Bruyère, en début d'étape, ce qui le priva d'une majorité d'équipiers pour enrayer la poursuite, le "Cannibale" n'en était pas moins rasséréné et conforté dans sa quête de rédemption. Eddy Merckx, auteur de cette authentique rébellion, prouve, si besoin était, que rien n'est jamais entériné surtout lorsque l'on porte le surnom de "Cannibale". En outre, il n'est pas mécontent de clouer le bec à ses détracteurs par trop empressés de l'expédier au rayon boucherie tel un taureau, victime expiatoire d'un "El Cordobès" ceint de son habit de lumière.

Nous voici donc, à présent, aux pieds du terrible et copieux massif Pyrénéen. Pas grand-chose à se mettre sous la dent depuis l'épopée Marseillaise en dehors d'un contre la montre stupide car bref et dénué de difficulté majeure et une polémique absurde car infondé véhiculée par Guillaume Driessens. Cette dernière, qui concernait des abris illicites de l'Espagnol, eu le don d'irriter et de fâcher les deux protagonistes jusqu'ici courtois et respectueux l’un envers l’autre. Revel présente un visage étrange et austère. Le plafond est bas et de nombreux cumulus d'un noir anthracite s'amoncellent, imperceptiblement mais sûrement, aux faits des pics rocheux voisins. L'orage roucoule puis gronde au loin et nul doute que le peloton sera bientôt confronté à son redoutable et inaltérable courroux. Dès le Portet d'Aspet, José Manuel Fuente, le "ouistiti des cimes", véritable orfèvre en raid au long cours, entame son numéro de haute voltige traditionnel. Derrière personne n'ose, ne serait-ce qu'une approche, sous peine de le regretter amèrement quelques lacets plus haut, victime, alors, d'asphyxie notoire. Quelques hectomètres en amont, le combat des chefs prend une tournure et une dimension encore rarement atteinte.

Eddy Merckx ébauche une salve d'attaques à répétition d'une promptitude chirurgicale. Chaque démarrage égraine un peu plus un peloton, déjà outrageusement décimé, mais ne désarçonne nullement un Luis Ocana sur la défensive qui recolle aussitôt et prestement à la roue arrière du Belge. Il en ira ainsi jusqu'au sommet. Le scénario s'avère identique lors de l'ascension du col de Mente à la différence que le Bruxellois accentue davantage l'amplitude de ses tentatives. Ses poussées extraordinaires de soudaineté fusent des deux côtés de la chaussée dans le but de sortir le Castillan de son sillage. En pure perte, L'Espagnol "vautré" sur sa potence est à la parade. Le Belge n'abdique pourtant pas et réitère à l'infini sa démarche offensive. Nous assistons, alors, les yeux écarquillés et embrumés d'admiration, à une joute de haute volée, à une lutte sans merci entre deux champions hors norme. Les assauts furieux et maintes fois renouvelés du "Cannibale" perdureront ainsi, sans la moindre baisse d'intensité, au-delà du seuil de tolérance du commun des mortels. Pourtant immuablement, l'"Espagnol de Mont de Marsan" feint le doute, simule un rictus puis recolle au porte baguage du Brabançon. A l'instant de basculer dans le vide, l'orage tant redouté éclate comme un fruit mûr, majestueux et fracassant. La légende est en marche.

Le ciel zébré d'éclairs multicolores déverse des flots ininterrompus de grêlons assassins. La route se mue soudain en torrent d'eau et de boue mêlée. Les nuages crasseux et d'une opacité extrême embaument, tels des linceuls mortuaires, les malheureux cavaliers de l'apocalypse qui, à l'image de funambules zélés voir suicidaires, snobent la furie et la violence de "dame nature". Alors que Fuente, nantie d'une avance substantielle, dompte la pente avec une prudence de facteur, Eddy Merckx, lui, s'est littéralement projeté dans l'enfer glauque de l'innommable cataclysme. Le Wallon, confiant en son étoile, descend comme un fou. En outre, Merckx croit savoir que l'Espagnol ne dispose pas d'un matériel à la hauteur du sien, alors, il joue son va-tout. Les freins sont inutilisables tant ils sont sales et crottés, les boyaux chassent et patinent sur la chaussée détrempée et boueuse. Tels des ombres fantomatiques, certains coursiers errent le long de la pente, incrédules et hébété, d'autres hurlent ou vocifèrent à gorge déployée une aide salvatrice qui tarde à venir les secourir. Des montures disloquées gisent à même la chaussée, dans le ravin ou dans les fossés alentour. C'est le chaos.

Soudain, abordant un virage un peu plus serré que les autres, le Belge chasse de la roue arrière sur les graviers indésirables. Celle-ci heurte de plein fouet un muret, anodin dans d'autres circonstances, ce qui provoque la chute bénigne, mais réel, du leader des Molteni. En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, Merckx ré enfourche son loyal destrier et relance de plus belle sa machine à remonter le temps. Des badauds inopportuns et curieux qui "paradaient" dans les parages sont, alors, à l'origine de la cabriole spectaculaire de Luis Ocana qui, lancé lui-même, à toute vapeur tentait avec un certain succès de conserver le sillage du "Cannibale". Plus de peur que de mal, néanmoins, puisque l'Espagnol, légèrement touché à l'épaule et aux genoux, s'apprête, alors, à chevaucher son vélo pour se lancer à la poursuite de son "cauchemar". Entre temps les coureurs qui suivaient au jugé le Castillan subodorant plus qu'ils ne constatèrent, au dernier moment, le précaire de la situation freinèrent comme des dératés, usant même de leurs pieds comme dernier recours.

Tous, ou presque, parvinrent à éviter le choc fatal, exceptés Joop Zoetemelk, Vicente Lopez Carril et "Tino" qui, lancés comme des obus aveugles, percutèrent avec une violence inouïe, dans un assourdissant et angoissant concert de ferraille et de râles plaintifs, le fier hidalgo à peine remis sur pied. Couché le visage empourpré, plié en deux à même le macadam humide et gluant, le maillot jaune chatoyant, le matin, maculé de boue, l'Espagnol geint, les mains crispées sur ses reins meurtris par l'effroyable impact, puis sombre dans une demi inconscience. Transporté en ambulance par le docteur Judet jusque dans la vallée, Luis Ocana sera aussitôt évacué par hélicoptère à l'hôpital de Saint Gaudens. Pendant que Merckx, sourd aux recommandations qui lui sont faites, poursuit son audacieuse et infernale cavalcade vers Luchon, des membres de la caravane ainsi que des coureurs, spectateurs impuissants du drame, adressent des conseils de prudence à un peloton éberlué et traumatisé par la nouvelle de la tragédie.

Luis Ocana venait de perdre le Tour de France ce 12 juillet 1971, sur le coup de seize heures trente. Tous s'accordent à penser que l'Espagnol s'est fourvoyé inutilement dans le duel que le Belge lui avait imposé en abordant la descente à la manière d'un kamikaze. Trop orgueilleux pour refuser le défi, Luis Ocana, moins apte à négocier les rets et pièges de l'exercice, s'est imposé des risques insensés que son statut de leader confortable ne suggérait en aucun cas. Eddy Merckx a joué un coup de poker osé mais vital pour sa survie dans ce Tour et sa carte maîtresse, la descente, s'est révélée sublime et d'une efficacité diablement meurtrière. Il va sans dire, que le but du jeu, n'était pas la mise hors d'état de nuire de l'adversaire mais bien de sensibiliser, celui-ci, sur les risques suicidaires encourus si d’aventure il s'entêtait à suivre pareil voltigeur. Hélas, le fier hidalgo, sourd aux conseils de prudence maintes fois réitéré de Caput en a décidé autrement. Le Belge, passablement ébranlé par ce drame, refusera de revêtir la tunique de leader, le lendemain puis se rendra au chevet de son malheureux adversaire, trois jours plus tard lors de l'étape Mont de Marsan - Bordeaux, qu'il remportera d'ailleurs.

Le mot de la fin à Louis Caput, amère et fataliste : "Ce qui est arrivé était inévitable. Merckx est complètement fou d'avoir abordé le virage à cette vitesse. Les autres étaient bien sûr obligés de le suivre. Quant à Wagtmans, il est bon, lui aussi, pour l'asile. Il a filé à 80km/h, tout droit dans un champ. Par chance, il y avait un tout petit chemin. On ne l'a plus revu mais s'il avait rencontré un arbre ou un mur c'était fini pour lui ...!"

 

 

Michel Crepel

Lien vers le commentaire
Partager sur d’autres sites

Salut Michel,

Merci pour ces deux beaux récits.

Le Menté est un des mes cols préférés. Le virage du drame est souvent délicat même par beau temps. Il arrive au bout d'une longue section qui serpente mollement, indolente. Elle endort toujours traîtreusement, même lorsqu'on la connaît. Je ne passe jamais sous la plaque commémorative sans un coup d'oeil pour elle. Il me faut bien avouer que lorsque c'est à la montée, je dispose de pas mal de temps ! J'aurai maintenant également une pensée pour ton récit ;-)

A+ !

Lien vers le commentaire
Partager sur d’autres sites





×
×
  • Créer...