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Il y a 21 ans, Luis nous quittait !


Michel CREPEL

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Il y a 21 ans, le 20 mai 1994, Luis Ocana, l'"Espagnol de Mont de Marsan" nous quittait !

 

 

Tour 73 : Luis Ocana, la revanche cinglante !

 

Je vais vous parler d'un temps que les moins de vingt ans ..... Enfin vous connaissez la chanson. A l'aube des années 70, les "Flahutes" d'Outre-Quiévrain trustent les "Printanières" nantis d'une régularité d'horloger Helvète et l'hégémonie qu'ils démontrent dans leur acharnement à s'approprier tous les accessits s'avère implacable mais aussi d'une impudence ébouriffante et d'une insolence désarmante. En fait, seules les épreuves par étapes offrent au contingent de "souffreteux" en mal de succès l'occasion grappiller les miettes abandonnées par ces prédateurs belliqueux. Néanmoins, il serait de bon ton que le chef de meute n'y participe pas. Or, le "Cannibale", en ce début d'année 73, s'est déjà offert la Vuelta et le Giro et personne, journalistes, suiveurs ou inconditionnels de tous poils, aviné de passion pour la "Petite Reine", ne songe un seul instant que le Belge pourrait subir une déconvenue lors du mois de juillet sur les routes de l'hexagone tant sa première partie de saison "Pantagruélique" démontre une autorité effarante et une domination absolument "bestiale". Eddy Merckx lauréat du "Het Volk", de "Gand Wevelgem", de l'"Amstel Gold Race", de l'"Enfer du Nord" et de la "Doyenne" est en passe de réaliser ce qu'aucun n'a jamais osé, ne serait-ce que, suggérer et encore moins imaginer à savoir, s'adjuger le triplé  "Vuelta-Giro-Tour" ! La main mise que le Brabançon exerce de manière despotique sur le peloton, la chape de plomb que le Wallon assène sur le crâne et  imprègne au sein de celui-ci sur ses vassaux les plus réfractaires demeure, aujourd'hui,  le plus bel exemple de suprématie d'un champion toutes disciplines confondues.

En effet, jamais un homme n'a autant dominé sa spécialité que le natif Meensel-Kiezegem. Boulimique, Eddy Merckx l'est et le revendique certes, et c'est un euphémisme, mais l'homme à son apogée a également appris la sagesse car un champion fut-il exceptionnellement doué n'en ait pas moins homme et ne saurait donc être présent douze mois sur douze, ne serait que pour ne pas hypothéquer la suite de sa carrière. Aussi, le meilleur coursier de tous les temps s'apprête à faire l'impasse sur la "Kermesse de Juillet". Dès lors, le panel de favoris s'est considérablement élargi. Aux premiers rangs de ceux-ci, toutefois, on privilégiera volontiers ses adversaires de la Vuelta, plus acariâtres que jamais, plutôt que ceux rencontrés sur parcours du Giro, beaucoup plus dociles et serviles. Trois personnages se détachent de la liste des prétendants à la succession du "Cannibale", dans le désordre, les Espagnols Luis Ocana et José Manuel Fuente ainsi que le Français Bernard Thevenet. Si Fuente s'est contenté d'affiner sa préparation au Tour en participant au Giro, en s'adjugeant, tout de même, une étape en solitaire du côté d'Auronzo di Cadore, franchissant, pour l'occasion, les quatre cols au menu en tête, et ceci dans les derniers jours de l'épreuve, Ocana et Thévenet, eux, se montrèrent particulièrement à leur avantage ainsi que deux furieux empêcheurs de tourner en rond sur cette Vuelta 73. Surtout l'"Espagnol de Mont de Marsan" qui, dans l'ascension du col d'Orduns, élaborera, pour la circonstance, une tactique, pour le moins osée, de harcèlement telle qu'il lâchera, sans autre forme de procès, un Merckx exténué suite au coup de boutoir incessant et vigoureux de l'Ibère. Le Castillan remportera dans la foulée avec aisance et sérénité le Dauphiné en dominant un "Bourguignon" accrocheur mais limité lors du dernier chrono.

Le décor est planté et les favoris déclarés, la Grande Boucle peut donc s'élancer avec l'incertitude et l'indécision qui sied à merveille à sa légende planétaire. Pourtant le "Cannibale", qui sait apparemment de quoi il parle, ne croit pas un seul instant en une victoire finale du plus Français des Espagnols. Info ou intox, toujours est-il que le Belge privilégie le triomphe de Fuente devant le Néerlandais Joop Zoetemelk et notre indéracinable et inénarrable "Poupou" national. Le tracé de ce Tour de France est particulièrement montagneux et le moindre jour sans des principaux protagonistes à la succession du "Cannibale" peut s'avérer rédhibitoire. Le départ a lieu, sous la forme d'un prologue, dans les faubourgs de Scheveningem, terre ancestrale de Joop Zoetemelk du groupe Gitane-Frigécrème. Ce dernier sublimé par le lieu et l'enjeu ne se fait pas faute de repousser ses assaillants et de s'offrir une victoire de prestige devant tout un peuple à sa botte. Les écarts, sur sept bornes, sont néanmoins dérisoires et si Poulidor de l'équipe Gan-Mercier, second, débourse une seconde dans l'aventure, Ocana inamovible membre de Bic, en concède, pour sa part, deux. Les premiers jours, en Belgique, permettent à José Catieau de Bic de s'illustrer à St Niklaas en endossant le paletot jaune et à Herman Van Springel de se rappeler aux bons souvenirs éphémères de 1968 suite à la quatrième place de sa formation Rokado lors du chrono par équipe. Catieau récupérera son bien sur la route de Reims où Cyril Guimard équipier du résidant de Germiny l'Evêque se paiera le luxe de dominer le Belge Gustaff Van Roosbroeck, également sociétaire de Rokado, à l'issue d'un emballage des plus musclée.

Les Vosges se présentent alors et le peloton les abordera à la manière des cyclotouristes du dimanche à tel point que l'intraitable Belge Walter Godefroot de Carpenter, sprinter émérite, et le plus diabolique "gicleur" de ces années-là Jean Pierre Danguillaume, s'adjugeront ces deux étapes de moyenne montagne avec une certaine maestria. Les Alpes se dessinent désormais à l'horizon et on commence imperceptiblement mais sûrement à déceler sur les faciès des "sautes ruisseau" une certaine anxiété. Les coursiers affichent de plus en plus des rictus d'angoisse non feinte du plus bel effet. L'appréhension des premières dénivellations noue les entrailles des moins adeptes à ce genre d'exercice et les jambes flageolent dangereusement à la seule vue des cimes. Il en est ainsi à chaque édition de la Grande Boucle.  Cette impression d'impuissance latente face à ces monstres rocheux et rocailleux provoque, chez le coureur, nombre de nuits blanches pesantes que seul le vélo, tout sport confondu, a le pouvoir et le don de générer. En outre, les belligérants en lice pour s'entredéchirer sur les pentes abruptes n’infléchissent nullement la tendance. Effectivement, les noms de Fuente, Ocana, Poulidor, Thevenet et Zoetemelk, pour ne citer que le sommet de la pyramide des prédateurs de pourcentage a de quoi traumatiser un régiment de chasseurs alpins. Alors pensez les allergiques de l'altitude.

Dès la première étape, entre Divonne les Bains et Gaillard, empruntant le seul col de Solève, Luis Ocana, pose une mine démoniaque. Il s'extirpe du peloton et en moins de quatre-vingt-dix bornes distance ses adversaires de près d'une minute. Les hostilités sont déclenchées. Le lendemain, sur la route menant à Méribel, le "Bourguignon" n'est pas en reste et décide de rendre coup pour coup. Dans les derniers hectomètres Bernard Thevenet se hisse sur les pédales et décramponne tous ses compagnons. Le leader de Peugeot, trop frileux sans doute, ne récolte pourtant que des miettes de sa chevauchée tardive. Zoetemelk, Fuente, Van Impe et Ocana, dans l'ordre se tiennent en quinze secondes au sommet. Mais le pouvait-il ? La huitième étape menant le peloton de Moutiers aux Orrès en empruntant les cols monstrueux de La Madeleine, du Galibier, de l'Izoard et la montée vers les Orrès apparaît apocalyptique dans son cheminement. Elle s'avèrera dantesque et "anthologique" dans son déroulement et son dénouement. La mémoire collective possède en son sein nombre d'étapes de légende et Luis Ocana, le rebelle, le fier, l'orgueilleux, coutumier de faits d'armes hors norme, se situe en bonne place au patrimoine de celle-ci. Si Orcières Merlette fut un chef d'œuvre de courage et d'abnégation face à un "Cannibale" au sommet de son art, Les Orrès dénote un savoir-faire, une maturité enfin au diapason de la classe du "bonhomme".

Les velléités offensives des "grégarios" assez rapidement annihilées, les pentes du col du Télégraphe vont être le théâtre de l'épicentre du séisme qui va secouer voir irradier le peloton tout d'abord et l'épreuve par voie de conséquence. José Manuel Fuente, frustré par une semaine dans les roues, atomise la tête de pont des rescapés. Le "Lilliputien des cimes" danseuse chaloupée surfe sur le macadam et le goudron fondu. Une véritable "Blalouette" vole de lacets en lacets. La "Puce" de la Kas apparaît irrésistible. Pourtant, le favori de sa "Majesté", bascule au sommet cinq seconde devant le "Cid de Mont de Marsan". Dans la descente, un groupe se forme où figurent, outre les deux coureurs suscité, "Nanard" Thévenet, Joop Zoetemelk, Régis Ovion équipier du "Bourguignon" et accessoirement Champion du Monde amateur deux ans auparavant, Pedro Torres de la Casera Bahamontes et Vicente Lopez Carril, porteur d'eau de Fuente. Dans l'ascension du Galibier, dès les premiers lacets, Ocana et Fuente prennent la poudre d'escampette. Derrière c'est l'hallali. Le rythme imposé par les deux "mouflons ailés", héritiers de Cervantès, est ahurissant. Adversaires patentés et déclarés depuis le départ, les deux conquistadors caracolent en tête et s'entendent, une fois n'est pas coutume, comme larrons en foire. La punition, au sommet, est de nature à réduire l'adversité à la portion congrue. Thevenet passe plus d'une minute après les duettistes. Mariano Martinez et Vicente Lopez Carril franchissent à leur tour le sommet moins de deux minutes après les fuyards. Derrière, c'est la débandade. Lucien Van Impe, "Poupou" sont déjà pointé à cinq minutes.

Quant aux rescapés du séisme, la fin d'étape s’annonce cauchemardesque. Des grappes et des essaims de coureurs parsèment, jonchent, jalonnent, au choix, les pentes abruptes du Galibier sur des kilomètres et des kilomètres. Dès les premiers contreforts de l'Izoard, Fuente cesse soudain toute complicité et assistance dans la grande lessive prônée et organisée de main de maître par Ocana. Le leader de Bic, ne s'en offusque nullement et  au contraire assume sa tâche de desperado avec obstination et vigueur. Luis Ocana se montre alors sous son vrai jour à savoir, royal, souverain voir majestueux. Dans sa posture des grands jours, les mains en haut du guidon, le buste droit, le port altier, le regard sombre tel le toréador sur le point de planter ses banderilles, "Lucho", attends son heure. Même le sprint effréné de son compagnon de route au sommet de l'Izoard, alors que lui, dans la spirale de son trop plein d'énergie, a assuré le train toute la montée, ne semble l'émouvoir. Le Castillan est sûr de son fait, de sa force. Sa concentration est à son paroxysme à l'image d'un Sphinx de l'ancienne Egypte. Cet homme parait inébranlable et il va, de ce pas, nous le démontrer.

José Manuel Fuente franchit donc le sommet de l'Izoard devant Luis Ocana, dans la roue. Derrière, Thevenet et Martinez passe un peu plus de quatre minutes plus tard. Le retard de Lopez Carril frise les dix minutes. En ce qui concerne les "survivants" du cataclysme l'addition s'annonce copieuse à l'arrivée. La montée finale vers les Orres se déroule dans la même configuration que précédemment. Ocana devant, Fuente sur le porte baguage. Avant même d'entreprendre le lâchage en règle de l'inopportun à la faveur des derniers hectomètres de la montée finale, Luis Ocana bénéficiera d'un coup de pouce compensatoire du destin, bienvenue ma foi, en rapport aux efforts déployés seul en tête sur les deux dernières difficultés. Victime d'un incident mécanique José Manuel Fuente sera, alors, contraint de mettre pieds à terre pour un changement de roue. Rapidement dépanné, l'escaladeur virevoltant de la Kas enfourche sa monture prestement et se rue tel un damné à la poursuite de son compatriote. En pure perte, toutefois, la silhouette du futur maillot jaune du Tour, s'est irrémédiablement évanoui aux détours d'un virage. Il ne le reverra plus.

Luis Ocana franchira la ligne cinquante-huit seconde devant José Manuel Fuente. Un gouffre en si peu de kilomètres. L'addition est incommensurable pour des comparses relégués, bien malgré eux, au rang de faire valoir de ses deux géniaux "Aigles des Cimes". Qu'on en juge,  Martinez et Thévenet déboursent respectivement 6'57" et 6'59", Périn, équiper de Poulidor, franchit le sommet des Orres nanti de 12'33" de retard, et le premier peloton Zoetemelk, Van Springel, Van Impe et Poulidor pointe à 20'24" du héros du jour. La révolution à bien eu lieu et Ocana tel Robespierre ou Danton n'a pas l'intention de lâcher le morceau. Pour être tout à fait complet et se faire une idée précise sur une journée qui dépasse l'entendement, j'ajouterai que le dernier de l'étape, le Batave Tino Tabak, terminera à 59'22" du vainqueur du jour tandis qu’on enregistrera deux abandons et douze éliminés pour s’être malencontreusement accrochés à des véhicules de course. Après huit jours de course, Luis Ocaña a déjà entamé la grande lessive au classement général où son suivant, José Manuel Fuente, pointe à 9'08", le troisième Bernard Thévenet, à 10'16", le quatrième Michel Périn à 19'57" et le cinquième Joop Zoetemelk, à 23'15".

Le lendemain, Vicente Lopez Carril, s'offre un "One man show" du feu de Dieu dans l'arrière-pays Niçois. L'Espagnol franchit la banderole sur la Promenade des Anglais neuf minutes devant le peloton. Dans la demi-étape de la douzième étape, un contre la montre de vingt-trois bornes, Luis Ocana enfonce un peu plus encore le clou en s'adjugeant sa troisième levée sur ce Tour. Lucien Van Impe inaugure l'entrée dans les Pyrénées par un succès au sommet de Pyrénées 2000 avant que le maillot jaune ne termine en solitaire à Luchon, le lendemain. Luis Ocana, sur un nuage, régente la course à la manière d'un Merckx. Le panache qu'il déploie depuis la traversée des Alpes transcende les foules et les aficionados de plus en plus hystériques et suscite l'admiration de tous. L'orgueil à fleur de peau, l'"Espagnol de Mont de Marsan" n'en finit pas d'éberluer ses détracteurs. La remontée sur Paris est une véritable marche triomphale pour le fougueux natif de Priego. L'arrivée au sommet du "Volcan Auvergnat" sera l'occasion, une nouvelle fois, d'admirer la facilité et l'aisance du "Pibe de Oro" cycliste. Après avoir décramponné, en compagnie de Van Impe, Thevenet et Fuente dans les derniers kilomètres du Puy de Dôme, l'Espagnol domine le Belge au sprint. Du bel ouvrage. Ouvrage qu'il parachèvera lors du dernier chrono de Versailles en laissant le "Bourguignon" à vingt-cinq secondes en seize bornes d'un parcours linéaire. La boucle est bouclée. Six victoires d'étapes et seize minutes d'avance sur son dauphin, Bernard Thevenet. Depuis Eddy Merckx, en 1969, lors de la première de ses cinq levées, l'écart entre le lauréat et son second n'avait été à ce point conséquent.

Un physique en délicatesse et un moral rarement à la hauteur des ambitions escomptés seront autant d'obstacles à l'épanouissement de l'Espagnol et nuiront gravement et inexorablement à l'enrichissement d'un palmarès loin d'être à la hauteur des capacités et de la classe de Luis Ocana. Toutefois, il demeurera dans les cœurs des passionnés comme l'égal en montagne des Coppi, Bartali, Gaul, Bahamontes, Van Impe ou Pantani. Il reste également l'un des derniers coureurs complets capable de s'envoler vers les cimes et de surclasser les spécialistes de l'effort solitaire.

 

Michel Crepel

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