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Il était une fois .....


Michel CREPEL

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Evocation de vacances

 

 

Mon grand-père était pour Poulidor. Si quelqu'un objectait que le Français tombait souvent, mon grand-père disait : "C'est normal qu'on soit pour celui qui tombe !".

Il s'y connaissait un peu. Il avait disputé quelques courses de village dans sa jeunesse, jusqu'à son service militaire. Il l'avait fait dans la marine, sur le Lorraine. Quelques années après, il avait perdu la guerre. Il s'en était remis doucement.

Anquetil l'énervait, il ne l'aimait pas. Il disait : "Anquetil c'est un monsieur" et ce n'est pas un compliment. Le champion normand gagnait souvent et trop facilement. L'hiver, il faisait des rallyes dans une voiture anglaise et fréquentait les night-clubs. Anquetil était moderne. Le gouvernement en était fier. Poulidor, sur sa bécane, roulait pour gagner sa vie. Il avait une tête de bougnat; il aurait pu l'être.

Mon grand-père était cheminot à Bar-le-Duc, sur le réseau Nord-Est. Il rentrait du dépôt sur le coup de trois heures en poussant la sienne de bécane dans le sentier, qui, à travers les jardins, montait dans la côte de Behonne vers la villa Marguerite. J'y passais les vacances avec mon frère.

C'est mon grand-père qui mettait en marche la télé. Alors, dès que le calvaire de la sieste avait cessé et que ma grand-mère avait ouvert la porte de la chambre fraîche où nous nous ennuyions, mon frère et moi, sous la photographie d'un grand cuirassé, nous filions à la remise.

Devant son vantail de bois goudronné aboutissait le chemin par où mon grand-père allait surgir. Sitôt qu'on le voyait, soufflant un peu dans l'air chaud, on faisait de grands moulinets avec le bras pour lui signifier qu'il y avait lieu d'accélérer la cadence. Je ne crois pas que les cent cinquante derniers mètres, les plus raides, lui en aient paru moins durs ou que ça l'ait jamais fait avancer plus vite, mais, après la sieste, nous avions besoin de cette dépense. D'ailleurs, lui aussi détestait louper le début; sinon, après on ne comprend rien.

Les choses sérieuses commençaient par la mire, une fois les volets de la salle à manger fermés. Une dame vêtue à l'antique et montant un cheval blanc cabré soufflait dans une longue trompette sur fond de nuages amoncelés. La télévision émettait un sifflement, puis apparaissait la montre : une spirale à demi aplatie sur le fil de laquelle étaient embrochées les boules matérialisant les heures. C'était une image compliquée, on aurait dit un lâcher de spoutniks dans un panier à salade. Il se faisait un grand silence, on n'entendait même pas tourner les aiguilles. Alors les cuivres de l'Eurovision éclataient tout d'un coup, comme si la dame à la trompette de tout à l'heure s'était démultipliée dans les coulisses où elle avait disparu. C'était un Te deum et c'était le Tour de France.

1964 est l'année du duel Anquetil-Poulidor. On sait combien cette année-là l'issue de la grande course resta longtemps indécise. Tout se joua dans le Puy de Dôme, trois jours avant l'arrivée à Paris. Poulidor escalada le pain de sucre auvergnat un peu plus vite qu'Anquetil. Mais pas assez. Poulidor fut battu dans le contre-la-montre suivant et perdit le Tour. Jamais plus il ne passa si près de la victoire.

J'étais trop petit. De cette lutte de Titans à bicyclette, je ne perçus qu'un écho lointain, ouaté par ma tendre inconscience des choses sérieuses. Il était clair que le dénommé Anquetil (que je confondais avec un coureur Allemand du nom de Rudi Altig) était un individu peu recommandable, quand Poulidor était la vaillance incarnée. Je l'imaginais ressemblant à mon grand-père, en plus jeune, avec moins de ventre et un porte bidon sur le cadre du vélo.

Ces représentations très personnelles prenaient leur source aux commentaires et pronostics qui agrémentaient le débat familial. Il y avait aussi les images de la télé. Le peloton du Tour était constitué d'hommes en shorts, coiffés de minuscules casquettes blanches, particulièrement enviable et montés sur de minces bicyclettes. C'étaient les coureurs. Les coureurs, même racine que courage d'après mon grand-père, se serraient en groupes compacts ou en file indienne sur d'étroits rubans routiers. Il y avait deux sortes de route : les unes, plates et droites, bordées de champs et de lignes d'arbres, les autres, sinueuses, plus pâles et rongées par deux gros cordons de spectateurs. L'étape du Puy de Dôme relevait de la deuxième catégorie.

Cette longue côte, aux amples lacets, abondamment ombrée de beaux feuillus, n'était autre, j'en restais longtemps persuadé, que la côte de Behonne.

Qu'est ce que la côte de Behonne ? Le flanc nord de la vallée d'Ornain qu'escalade, en rusant avec la pente par quelques longues demi-boucles alternées, la route communale qui relie la préfecture de la Meuse à un gros village sur le bord du plateau barrois appelé Behonne. Avant d'attaquer la longue côte, en venant du centre-ville, on longeait le lycée impérial, on passait successivement la rue des Romains, le passage à niveau de la ligne Paris Strasbourg, puis l'écluse du canal de la Marne au Rhin et la voie des fusillés. Pour accéder à la villa Marguerite en voiture, on ne gravissait que la moitié de la côte. Parvenu à mi-pente, alors que la cité Barroise aplatie au fond de la vallée montaient de rares et claires fumées, il fallait se jeter dans le bois pour arriver par un chemin jaune à la villa Marguerite.

Cette côte, mon grand-père l'a faite à vélo deux fois par jour pendant vingt-cinq ans. Il mettait pied à terre toujours au même endroit, devant le vieil escalier de pierres qu'empruntaient les piétons pour rejoindre par le plus court les villas 1900 accrochées au coteau. C'était un endroit mystérieux. L'escalier, puis le sentier coupaient les terrasses d'un jardin à l'abandon depuis longtemps. Favorisés par la terre noire et humide, la mousse, les herbes, les pensées et les buissons de lilas oubliés y foisonnaient.

Aujourd’hui encore, j'ai du mal à imaginer la grande étape du Tour de France 1964 ailleurs que dans la côte de Behonne. Entre-temps, pourtant, j'ai vu le Puy de Dôme, j'ai même habité Clermont-Ferrand.

Voici Anquetil et Poulidor, au coude à coude dans l'ombre des grands noisetiers. La lutte est chaude. Le Tour se joue dans ces virages. Poulidor, inexorablement, se détache et se hisse seul vers Behonne. Voici, dans le fond de la vallée de l'Ornain, les tuiles rondes et les ardoises de Bar-le-Duc. Les coureurs ne les voient pas. Anquetil est lâché sous le ciel bleu pâle de Lorraine. C'est une chaude journée de juillet. La fin de l'après-midi arrive. Nous irons au jardin cueillir des groseilles et, plus rares, des cassis aux grains noirs.

 

M B

 

En 59 à Behonne correspondaient les « monts » de Chevreuse et de la vallée de l’ « homme mort » Beules, St Germain, St Rémy, Bazoches, les Menuls, Méridon,  Septeuil, Beulle ou Marcq … Songes, dis tu Ami Jean-François ?  Du songe à la réalité, il y a, désormais, un demi-siècle de « Vaudeville » !

 

 

M C

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